Alphaville
- Jean-Luc Godard -

1965
Une esthétique de la nouvelle vague?

 

Par Amandine Moulette, critique
 
Jean-Luc Godard réalise son premier long métrage, A bout de souffle, durant l'été 1959. Il est le dernier de l'équipe des «Cahiers du Cinéma» à entrer complètement dans le monde du cinéma puisque Chabrol a déjà réalisé Le Beau Serge et Les Cousins, Truffaut Les 400 coups, Rohmer Le Signe du lion, Rivette Paris nous appartient (tourné entre 1958 et 1961). D'autre part, Alain Resnais a déjà réalisé Hiroshima, mon amour (1959).
Mais s'il est un des derniers réalisateurs de la nouvelle vague, il n'en reste pas moins un des plus novateurs. Alors que les autres réalisateurs issus des «Cahiers» mettent en scène une certaine jeunesse désinvolte, spontanée, sans attaches familiales précises ou estimables, Godard y ajoute une unité de style particulière, se détachant ainsi d'un classicisme trop ancré dans le cinéma français de cette époque. Ses inspirations proviendraient plutôt de divers «maîtres» : Cocteau, Welles, Eisenstein, Murnau...
A ce titre, A bout de souffle bouleverse toutes les conventions. Il est devenu le film manifeste de la Nouvelle Vague 1960. Les films suivants de Godard appartiendront tout autant à «l'école artistique» de la Nouvelle Vague, mais à chaque choix d'une manière différente.
Alphaville, réalisé en 1965, est le neuvième long métrage de Jean-Luc Godard, et ce, en six ans (sans compter ses quatre participations à différents films collectifs). Il est en quelque sorte un des derniers films «Nouvelle Vague».
Nous étudierons tout d'abord la mise en place du film (fiches technique et artistique, scénario), puis sa multi-référentialité (cinéastes, poètes, manifestes) ajoutée aux concepts primitifs de l'école.
 
I - A la base du film
Le générique du film se compose tout d'abord de trois cartons (lettres blanches sur fond noir). Le premier ne comporte qu'une phrase, le deuxième cinq (sur cinq lignes, les unes à la suite et en-dessous des autres) et le troisième le titre du film :
 
- PATHE CONTEMPORARY FILMS INC. PRESENTS (pour la reprise en vidéo)
- ANDRÉ MICHELIN PARIS FILMSTUDIO ROMA PRESENTENT
LE NEUVIEME FILM DE JEAN-LUC GODARD
PHOTOGRAPHIE EN ILFORD HPS PAR RAOUL COUTARD
AVEC DE LA MUSIQUE DE PAUL MISRAKI
MONTAGE EXECUTE SUR MORITONE PAR AGNES GUILLEMOT
- ALPHAVILLE
 
Notons que pour le deuxième carton, les cinq phrases sont en petit caractères et disparaissent rapidement (la première disparaît afin que la deuxième apparaisse, etc.).
Suite à ce début muet débute un des deux thèmes musicaux principaux du film, sur un spot clignotant de façon discontinue mais intensive.
Le plan suivant, fixe, est celui d'un mur sombre, où est affiché un dessin (plus de la moitié de l'écran); il apparaît en bas de l'écran à gauche : LEMMY CAUTION.
Enfin, par un procédé proche d'un projecteur de diapositives, l'image «glisse» vers le bas; un dessin lui est substitué : ce sont des mains tendues vers le ciel libérant une colombe (métaphore de la paix). Il apparaît alors des mots et noms, dans l'ordre suivant :
- UNE à gauche
- AVENTURE à gauche, et EDDIE CONSTANTINE à droite
- ETRANGE à gauche, et ANNA KARINA à droite
- DE à gauche, et AKIM TAMIROFF à droite.
 
Ce qui forme : UNE EDDIE
ETRANGE CONSTANTINE
AVENTURE ANNA
DE KARINA
LEMMY CAUTION AKIM TAMIROFF

Enfin, retour sur le spot clignotant (toute cette partie est restée musicale) : le film débute.
En ce qui concerne la production du film, il a été financé en partie par la Columbia. En effet, après Bande à part (1964), la société proposa à Godard de faire un film pour elle. Il eut ainsi à sa disposition un budget de film moyen, vingt millions de dollars, et, ayant l'habitude de petits budgets, décida d'en faire deux. Ce sera Alphaville puis Pierrot le fou, tous deux tournés en 1965.
Le scénario est de Jean-Luc Godard, et les images de Raoul Coutard. Celui avait déjà travaillé sur A bout de souffle, Le Petit Soldat, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Les Carabiniers et Une femme mariée, et il continuera avec Pierrot le fou, Made in USA, La Chinoise, Week-end et Prénom Carmen. Mais il a aussi travaillé sur quatre Truffaut, un Demy...
C'est à partir de A bout de souffle qu'il acquiert sa notoriété : technique de reportage, à savoir caméra extrêmement souple (le plus souvent tenue à la main) et utilisation exclusive de la lumière.
Dans Alphaville, film poétique d'anticipation en noir et blanc, il travaillera au maximum le contraste de la lumière (multitude de spots à forte intensité lumineuse, blancheur éclatante, murs blancs granuleux, noirs ténébreux, alternance sombre/illuminé, négatifs...). Il est de même remarquable dans ses cadrages de profil et de face de Karina et Constantine, en gros plans.
Son travail fut particulièrement étonnant étant donné l'importance au final de la lumière dans ce film : «c'est un film sur la lumière, dit Godard. Lemmy est un personnage qui apporte la lumière à des gens qui ne savent plus ce que c'est (...). Je voulais, dans ce film, que la lumière soit quelque chose que l'on respire. Je voulais un style expressionniste» (le professeur Von Braun dit d'ailleurs : «nous rentrons dans la civilisation de la lumière. Environ 300.000km/s»). En cela, Alphaville est un film sur le cinéma (c'est-à-dire engagé).
 
Paul Misraki, qui composa la musique de près de soixante-dix films, avait déjà fait la musique de Et Dieu créa la femme (Vadim, 1956), Les cousins (59), A double tour (59) et Les Bonnes Femmes (60) de Chabrol... Il compose ici une partition aussi bien angoissante et violente (générique, scènes à l'institut de sémantique général1), mais toujours teintée d'une mélodie sentimentalement tragique, proche d'une valse (lors des longs travellings dans les couloirs de l'hôtel, à l'Hôtel de l'Etoile Rouge). Les scènes Caution-Natacha indiquent clairement leur future relation (musique beaucoup plus dramatique, lente, avec violons), dès que Karina apparaît pour sa première scène (dans la chambre de Constantine), et dit juste : «Vous avez du feu?», et dont la réponse est : «Oui, j'ai fait 9.000 km pour vous en donner».
«La musique, dit Godard, ça exprime le spirituel, et ça donne de l'inspiration. Quand je suis aveugle, la musique c'est ma petite Antigone, ça aide à voir l'incroyable. Et c'est ce qui m'a toujours intéressé, c'est le fait que les musiciens n'aient pas besoin d'image alors que les gens qui font des images ont besoin de musique».
 
Eddie Constantine devint un acteur célèbre en interprétant Lemmy Caution, le personnage de Peter Cheyney, pendant une quinzaine d'années dans une série de films : La Môme Vert-de-Gris (B.Borderie, 1953), Les Femmes s'en balancent (id., 54), Votre dévoué Blake (J.Laviron, 54), ça va barder (J.Berry, 55), L'Homme et l'Enfant (R.André,56), Lemmy pour les dames (B.Borderie, 61)2...
Il y interprétait un agent secret, personnage comportant toujours une dimension parodique, qui est bien perçue comme telle par Godard dans Alphaville, mais aussi, auparavant, dans Les Sept pêchés capitaux (1961), film à sketches de S.Dhomme, E.Molinaro, P.de Broca, J.Demy, J-L.Godard, R.Vadim et C.Chabrol.
Il interprétera encore son personnage de Lemmy Caution pour Godard dans Allemagne année 90, neuf zéro (1991) : l'agent veut rejoindre l'occident après 25 ans d'oubli au fond de la R.D.A.
Anna Karina, découverte par Godard lors d'un casting, devint l'épouse du réalisateur mais surtout l'interprète principale de sept de ses longs métrages (de 1960 à 1966) : Le Petit Soldat, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Bande à part, Pierrot le fou, Alphaville, Made in USA. L'image qu'elle donna dans ces films fut toujours en relation avec ce que vivait le couple Godard-Karina, et si elle n'était pas présente dans un film (Les Carabiniers, Le Mépris, Une femme mariée), l'actrice engagée avait tout pour lui ressembler, tout en gardant un certain contraste (dans la direction d'acteur ou dans le physique même).
Ici, elle est irréelle, robotisée et aura à apprendre et à comprendre les mots bannis de Alphaville : «amour», «tendresse», «conscience» pour s'achever sur un «Je...vous...aime». Elle aura surtout marqué par sa prononciation danoise de la langue française, et ses yeux en totale fusion/confiance envers Godard.
Pour les rôles secondaires, il est nécessaire de rappeler que Akim Tamiroff (acteur américain d'origine russe) fut notamment l'interprète de trois films de Orson Welles : Dossier Secret (1955), La Soif du mal (58) et Le Procès (62). Nous verrons en seconde partie que les références au cinéaste sont encore plus explicites par le biais de l'acteur.
Howard Vernon est quant à lui l'inoubliable officier allemand du Silence de la mer (J-P.Melville - 1947), mais joue aussi dans Bob le Flambeur (56) et Léon Morin, prêtre (61) du même auteur. A la même époque, il participe aussi au Diabolique Docteur Mabuse (F.Lang - 1960). On connaît l'admiration de Godard pour le cinéaste allemand, mais aussi pour Melville (qui interprète le rôle du romancier Parvulesco dans A bout de souffle), sorte de parrain ou garant des jeunes gens de la Nouvelle Vague.
 
II - Caractéristiques de la Nouvelle Vague
1/ Un projet dénonciateur
Il y eut déjà dans Le Nouveau Monde (le sketch de Rapopag - 1962) la vision d'une amazone des lendemains désenchantants : Alexandra Stewart sortant de la salle de bains, un poignard glissé dans son slip. Il y aura dans Anticipation (le sketch du Plus Vieux Métier du monde) celle d'un monde futuriste où les femmes, que des électrochocs auraient débarrassées de toute notion de l'amour, se plieraient avec soumission aux rites institutionnalisés du plaisir. Alphaville nous plonge dans les ténèbres d'une galaxie lointaine, l'enfer «d'un pays arbitraire où nul n'a jamais su ce que c'est qu'un regard» (Eluard).
S'inspirant d'un récit de Richard Matheson («Je suis une légende»), l'histoire d'un homme qui, un jour, au réveil, s'aperçoit que le monde a changé et qu'il est le seul à être resté un homme, s'amusant à parachuter les personnages de Chandler ou Jean Ray dans un ambiance à la Brian Aldiss ou Van Vogt, Jean-Luc Godard signe ce qu'il appelle «une science-fiction d'art et d'essai» : Lemmy Caution inoculant Paul Eluard au pays des robots, et séduisant Natacha en lui ouvrant les yeux sur la poésie. Dans le rôle de Lemmy Caution, Eddie Constantine,
«parce que c'est un martien, que c'est même le seul»
et dans le rôle de Natacha, Anna Karina,
«parce que c'est elle».
Caution le romantique va exécuter le professeur Von Braun, le dictateur aux commandes d'une cité intergalactique (sorte de Mabuse enfermé et prêt à comploter), et semer la zizanie en citant Céline (au chauffeur de taxi qui lui demande s'il veut passer par les quartiers de la zone nord ou sud, il répond : «De toute façon, je voyage au bout de la nuit, alors ça m'est égal») et Pascal (il lui répond : «Le silence infini de ces espaces m'effraie...»).
Godard voulait faire une film d'amour : amour du cinéma, de la poésie, des femmes. Et il le confirme très clairement : «Je crois qu'au cinéma, il ne peut y avoir que des histoires d'amour. Quand ce sont des films militaires, il s'agit de l'amour des garçons pour leurs armes; quand ce sont des films de gangsters, il s'agit de l'amour des garçons pour le vol... Et ce que la Nouvelle Vague a apporté, c'est l'amour du cinéma. Truffaut, Rivette, moi et deux ou trois autres, nous avons aimé le cinéma bien avant d'aimer la guerre, avant d'aimer quoi que ce soit. En ce qui me concerne, j'ai souvent dit que c'est le cinéma qui m'a fait découvrir la vie. Sans amour, il n'y a plus de films».
Mais le film est surtout une dénonciation perpétuelle du nazisme : cette capitale de la nuit trouvée par l'électricité maléfique ressemble étrangement à un monde planificateur (les nombreux spots lumineux ponctuent le temps de chacun : c'est une surveillance continue) et morbide.
Des mots qui disparaissent du jour au lendemain du vocabulaire d'un pays, des hommes traités comme des objets dont on téléguide les désirs (et qui sont juste capables de lire des livres de propagande d'histoire ou une bible-dictionnaire , et de dire «Je vais très bien, merci, je vous en prie», automatiquement, comme un salut nazi), des prostituées passives et presque déjà esclaves («les séductrices d'ordre 3»), des apprentis sorciers au garde à vous qui suppriment la liberté de penser, des ordinateurs qui jugent de la capacité d'intelligence et à dire la vérité de chacun, cette façon de toujours rappeler le nom de son interlocuteur en fin de phrase, une vie codifiée, des numéros tatoués dans le cou qui remplacent les noms... On sent l'influence très nette du Procès de Orson Welles (1962).
Quant à parler des lieux, ce ne sont qu'une géographie homogène en deux zones distinctes (au nord, il y a de la neige, et au sud du soleil), des avenues rectilignes régulièrement et violemment éclairées, des suites d'immeubles identiques, des halls de banque et buildings industriels, des couloirs blancs interminables où toutes les pièces sont identiques («occupé...libre...occupé»), des chambres d'hôtels misérables et froides, des escaliers étroits et sombres éclairés par des ampoules pendantes et faibles... (c'est pourtant Paris !)
Et le camp de concentration est d'autant plus représenté par l'utilisation massive de glaces et vitrages : les locaux industriels et/ou scientifiques sont en Plexiglas (c'est la Maison de la Radio); la longue scène d'interrogatoire de Caution (vu de profil et de face, dans une pulsation lumineuse du noir et du blanc, comme lors d'un interrogatoire de police), où la distinction machine/homme se fait à travers une vitre; Natacha et le recueil de Paul Eluard dans les mains, derrière le reflet de la fenêtre, et donc encore enfermée, aux prises du somnambulisme dictatorial.
 
2/ Des correspondances diverses
Toute la science de Godard, ici, a été de rendre contemporaine, de faire surgir le fantastique par la peinture, en noir et blanc, d'un univers qui ne nous est pas inconnu.
Les images fonctionnent selon deux formes.
La première est faite de permutations d'éléments géométriques, de lettres géométriques, flashes et clignotements («E = mc et = hf»). Celles-ci sont accentuées par les nombreuses photographies que Caution prend à chaque instant (la première séductrice, Béatrice, pour «la tristesse et la dureté de son visage»; lors des exécutions dans la piscine, organisées par Von Braun; pendant la visite du centre scientifique à laquelle il est convié...). Ce n'est pas ici le rapport Paul-Veronika du Petit Soldat, puisqu'il n'y a plus mise en scène , mais prise sur le vif d'une mise en scène institutionnelle (celles des dirigeants d'Alphaville).
La deuxième représente des mouvements géométriques : cercles et spirales des escaliers, des couloirs, des personnages qui passe d'un interlocuteur à un autre (comme souvent dans les films de Godard, ils bougent énormément mais pour tourner en rond finalement), pour quelquefois ne plus tourner qu'autour d'une seule et même personne (séductrices d'ordre 3 autour de leur client puis le couple Caution-Natacha).
Le film est pénétré de voix off (de Caution et de la voix grave et essoufflée de l'ordinateur central), et relève quasiment du journal filmé (discours), comme l'étaient déjà Le Petit Soldat et, à une moindre mesure, Une femme mariée. Mais si ces films étaient plutôt des confessions (comme Le Journal d'un curé de campagne), Alphaville semble vouloir se faire entendre haut et fort : plus rien n'est à cacher, c'est le droit à l'expression (on se rapproche de 1968). Cependant, l'angoisse sourde de l'irruption de la détermination d'un héros à transgresser ainsi les limites d'un lieu concentrationnaire (où les gens tournent en rond) qui, annihilant toute notion d'espace, nie toute possibilité d'évasion. On ne s'échappe pas d'une ville sans alentour, sans ailleurs.
Ne pas échapper à une ville : c'était déjà une des problématiques de A bout de souffle. Poiccard ne pourra sortir des limites de Paris, quoi qu'il pense, et il s'y résout d'ailleurs à la fin, lorsqu'il sent la mort s'approcher. Ici, en revanche, Caution n'a pas le temps d'être menacé de mort qu'il a déjà tué ses adversaires aliénés et surtout Von Braun. De plus, le couple Caution-Natacha restera lié pour la fuite. Il n'y aura pas de trahison.
La comparaison entre les deux héros n'est pas désinvolte puisque tous deux sont des solitaires épris d'une femme étrangère. Poiccard est un petit gangster (sûr de lui), Caution est détective (et à tout à apprendre de l'endoctrinement); le héros gagne en légitimité. Mais tous deux restent fascinés par les armes et le cinéma.
Au début de A bout de souffle, pendant son trajet entre Marseille et Paris, Poiccard sort son arme et simule de tirer vers le soleil (on entend alors les coups de feu en off). Au début d'Alphaville (précédant l'arrivée de Natacha), seul dans sa chambre, Caution exécute le même geste. Mais si Poiccard a une note d'humour personnelle, il la propage autour de lui, contrairement à Caution qui intériorise tout (sauf une fois, mais de façon très ironique : «dites donc, c'est pas Alphaville qui faut appeler votre patelin, c'est zéroville !»)3. Et ce serait sans compter les bagarres parodiées et stylisées des deux personnages.
Poiccard aime se référer à Bogart (évocation du geste des lèvres), et Caution voie aussi un rapport constant au cinéma : il s'y situe par contre en tant que spectateur (voie un film de vampires), même si il s'y trouve inévitablement lié, puisqu'il est «Lemmy Caution». Et il reste un rapport un voiture évident aux voitures de l'époque (si l'ordinateur demande la marque, une Ford Galaxie, c'est bien que la fascination omniprésente dans A bout de souffle n'a pas dépéri).
 
3/ Des références cinématographiques
Comme chacun des films de Godard, Alphaville est truffé de références respectueuses à l'Art en général : peintres, musiciens, écrivains, poètes, cinéastes...
Godard est «bourré» de culture. Il voudrait retrouver un peu de ces mondes bouleversants au travers d'un enregistrement fidèle : enquête, sociologue et moraliste de la cité (comme Lemmy Caution). Et pourtant, tout se passe comme s'il ne parvenait pas à voir le monde d'un oeil nu, à disposer de sa propre vision. Le monde qu'il élabore est alors un puzzle des morceaux de mondes d'autrui.
Et c'est ce que Godard dit lui-même :
«J'aime pas tellement raconter une histoire. J'aime bien me servir de l'histoire comme un fond de tapisserie sur lequel je brode mes idées. Ce que les gens appellent dans le métier «raconter une histoire» m'a toujours gêné. Partir à zéro heure, faire un début, et arriver à une fin... Ce qui m'intéresse, moi, c'est de prendre des morceaux. Désir inconscient de faire un peu de peinture, un peu de musique (et la musique exprime du spirituel, donne de l'inspiration)».
Pour son choix de l'esthétique du noir confronté au blanc, Godard se réfère déjà en 1965 à l'origine du cinématographe : «Le cinéma aurait pu être inventé en couleurs : tout le monde savait le faire. Il a été inventé en noir et blanc parce qu'il volait à la vie sa propre image. La représentation était une vol. Il fallait donc porter le deuil de la vie». Et ce choix (il a déjà tourné Une femme est une femme et Le Mépris en Technicolor) est d'autant plus accentué par l'hommage qu'il rend à l'expressionnisme allemand, Cocteau (à qui Charlotte et son Jules était déjà dédié) et Welles. Ces différents mondes s'entrechoquent de façon assez violente, mais toujours cohérente.
Jean Cocteau (qui meurt en 1963), dont la poésie subtile, raffinée et intellectuelle a pu se populariser grâce au cinéma, et qui voyait la science-fiction poétique comme de simples et voyants trucages (à l'image des films de Murnau, comme Faust, Sunrise et Nosferatu). Il y aurait d'ailleurs une comparaison étriote à établir entre Orphée et Alphaville : Orphée pénètre dans un monde interdit sous la conduite d'une mystérieuse Princesse (Maria Casarès, dont le timbre de voix est aussi atypique); la radio propage des messages venus de là-bas; effet de travelling...
Orson Welles, substitué par Tamiroff, qui aimait tant signer des films-enquêtes dont le style créait le sujet. Mais il ajoute sa réhabilitation de certaines techniques et valeurs du cinéma muet (profondeur de champ, dynamique du cadre et de l'angle, plongées et contre-plongées, longs plans fixes pour servir le jeu de l'acteur) et le placement du montage parce qu'il est rythme et musique («dans l'écrivain/metteur en scène, le premier a la prépondérance sur le second»). Il se reconnaît un maître en Sacha Guitry et a eu un précurseur en Fritz Lang.
Et Godard se reconnaîtra bien dans les choix esthétiques de Welles : finalement les deux auteurs se rejoignent dans leur admiration du cinéma muet d'auteur (Eisenstein, Murnau) et parlant. C'est ce que Godard s'appliquera à faire dès A bout de souffle (fermeture à l'iris, montage cut, monologues intérieurs...).
Dans Alphaville, le rapport au Nosferatu de Murnau (1922) est peut-être le plus fort. Déjà par le poème de l'amour fou qu'il est, mais aussi par l'image en elle-même : Natacha n'est-elle pas le substitut de Ellen (Caution : «son sourire et ses petites dents pointues me rappelaient un de ces vieux films de vampires que l'on projetait autrefois dans les musées du Cinérama») et l'inquiétant savant Von Braun Nosferatu lui-même (même s'il le cache)? La longue séquence finale (lorsque Caution cherche le professeur Von Braun pour le tuer) est truffée de passages en négatif (9); les flashes et clignotements (spots) ainsi que les reflets hantent le film : autant d'intrusions lumineuses insérées, vampirisant l'histoire d'amour.
Resnais dans L'Année dernière à Marienbad (1961) offrait Delphine Seyrig (voilée de plumes blanches, les bras déployés face au viol) par une luminosité extrême et des travellings rapides et se substituant les uns aux autres; c'était son hommage, mélange de la réalité et du fantasme. Godard lui préfère une violence moins pénétrante sur l'instant mais plus obsédante puisque continue (puisque l'image est sans cesse renouvelée par la musique et la poésie).
 
4/ Un hommage récurrent : Eluard
Godard est un féru de lecture et il rend hommage aux auteurs dans ses films : Aragon et Apollinaire dans A bout de souffle; Grimault dans Le Petit Soldat (titre et anti-héroïsme); Marivaux et Brecht dans Une femme est une femme; Jarry et Foucault dans Les Carabiniers; «L'Odysée» et Dante dans Le Mépris; Rimbaud dans Pierrot le fou et Eluard dans Alphaville. Ce dernier se réfère au recueil de poèmes publié en 1926 : «Capitale de la douleur». Leur matière n'obéit qu'aux lois mystérieuses de l'inconscient et irradie d'admirables morceaux poétiques sur la solitude du rêve et du rêveur. Le poète est clos dans son univers onirique, les êtres qui le hantent ne sauraient se dissocier de sa personne, atteindre à la réalité objective (dit par Karina) :
 
«Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps, d'angoisse ou de caresse
Sommes-nous près ou loin de notre conscience?»
 
ou encore «Nudité de la vérité» (texte à l'image) :
 
«Le désespoir n'a pas d'ailes,
L'amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne le regarde pas,
Je ne leur parle pas,
Mais je suis aussi vivant que mon amour et mon désespoir »
 
 
Et Godard atteint cet état (comme ses personnages) lorsqu'il fait dire à Anna Karina (un peu comme Poiccard dans la voiture avec Patricia), en monologue intérieur (et à partir d'un moment accentué par la reprise d'un des thèmes musicaux) des fragments d'Eluard :
 
«Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres,
Nos silences, nos paroles
La lumière qui s'en va,
La lumière qui revient,
Un seul sourire pour nous deux,
Par besoin de savoir, j'ai vu la nuit créer le jour,
Sans que nous changions d'apparence,
O bien aimé de tous et bien aimé d'un seul,
En silence ta bouche a promis d'être heureuse (...)
Il suffit d'avancer pour vivre,
D'aller droit devant soi, vers tous ceux que l'on aime,
J'allais vers toi, j'allais sans fin vers la lumière,
Si tu souris, c'est pour mieux m'envahir,
Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard»
 
 
Caution fait renaître la poésie (enterrée au fur et à mesure) dans la chambre d'hôtel d'Alphaville et Natacha devient son porte-parole : il l'entoure de ses bras et la contourne et la prépare à l'amour/poésie. Nous voyons ensuite son oeil gauche en gros plans, rythmé par des inserts noirs (ils sont synonymes de l'extérieur, mais aussi de la photographie, dont nous reparlerons plus tard); puis son visage de profil se dirigeant lentement vers celui de Caution. Elle apprend l'espace et la notion d'un corps dans cet espace : comment le cacher, le toucher, le sentir et lui faire ressentir notre présence. Le plan suivant cet hymne à l'amour est celui de Natacha à la fenêtre, ayant dans les mains le livre de Eluard.
C'est un des beaux plus passages du film, des plus lyriques, puisqu'il s'agit du visage de Karina dont Godard a tiré à maintes reprises les meilleures expressions, face caméra. Godard s'en explique simplement :
«Un beau visage, écrit justement La Bruyère, est le plus beau des spectacles. On sait la jolie légende, qui veut que Griffith, ému par la beauté de son actrice, inventa le gros plan en voulant mieux fixer les détails. Paradoxalement, donc, le gros plan le plus simple est aussi le plus émouvant. Notre art sait ici le plus fortement marquer sa transcendance et dans le signe faire éclater la beauté de l'objet signifié» (Cahiers du Cinéma n°15, sept.1959, «Défense et illustration du découpage classique»).
 
Pour essayer de mieux comprendre le rapport voix/image, nous reprendrons ici un extrait du livre de Jacques Aumont : «Du visage au cinéma», dans lequel il consacre un chapitre à «L'homme portrait» (sans parler directement de Alphaville) :
« Il est toujours question d'accorder une voix à un corps, l'image d'une voix à l'image d'un visage, de centrer la représentation à la fois sur l'un et sur l'autre. Le «vococentrisme» répond au centrement sur les visages, parce que l'un comme l'autre ne sont que des guises du «centrisme» généralisé qui caractérise l'ère du sujet moderne. Ere du déclin du Texte, elle est, ainsi que l'a montré Michel Foucault, celle de l'avènement de la parole qui vient de chacun, de l'individu, du sujet, comme glorification de ce sujet contre l'évidence même de son assujettissement. Par ce biais la «modernité» cinématographique issue du néoréalisme rencontre la modernité tout court. (Le cinéma, ou le vieil art moderne)» (pp.126-127)
Et il serait juste de compléter cette remarque par un autre chapitre du même livre, «Le visage défait» : il existe des figures de rongement, dont quatre définies par Bergman :
«le visage pressé (par le cadre, et donc la sur-occupation de l'espace); la conjonction/opposition d'un visage de face et d'un visage de profil; le visage de face, en plan rapproché, qui juge ou se confesse; enfin (et c'est le plus emblématique), le visage rongé, diversement partagé entre ombre et lumière. (...) Ce qui advient au visage dans cette fin du classicisme qui le marie à l'héritage «moderne», est une dévoration par l'intérieur, un abandon aussi à une part d'ombre et de mal, à une part de mort sans grand espoir d'éternité. Le dé-visage advient sous le visage, le nécrose, le gangrène, le ruine.». (pp.159-160)
On a donc ici la représentation de deux visages différents : celui de Karina, ébloui car gagnant progressivement son individualité, et celui de Constantine, désabusé.
 
5/ Eluard/Breton
Un autre poème de Paul Eluard cité par Lemmy Caution est «L'égalité des sexes», qui fait partie du groupe de poèmes «Mourir de ne pas mourir» (destiné à André Breton) :
 
«Tes yeux sont revenus d'un pays arbitraire
Où nul n'a jamais su ce que c'est qu'un regard
(Ni connu la beauté des pierres,
Celle des gouttes d'eau, des perles en placards) (...)»
 
Et c'est là une des grandes thématiques de Godard : le regard (nous venons de le voir avec la séquence précédemment citée), à son apogée dans Alphaville puisque Natacha doit retrouver la mémoire, éprouver l'émotion telle qu'elle l'était avant pour enfin dire le «Je vous aime» final.
C'est aussi une référence directe à «Nadja» de Breton (1928) : femme étrangère inconnue, elle est à la fois «inspirée et inspirante», et disparaît toujours dans la nuit, énigmatique. Natacha est elle aussi à sa manière une Nadja, puisqu'elle fait naître l'émotion chez Caution (d'où Eluard), qu'elle se remémore des mots proscrits («rouge-gorge», «pleurer», «tendresse») et qu'elle apparaît et s'éloigne dans la nuit qui dévore Alphaville. Natacha, dit Godard, «c'est la pierre précieuse qu'il faut gratter pour en voir l'éclat, pour retourner aux sources».
D'autre part, pour Breton, écrivain en quête d'une réalité supérieure résultant de la fusion du réel avec le rêve, le mystère du moi ne s'élucide qu'en marge de la vie banale soumise à la contrainte du travail quotidien, grâce à ces rencontres que l'on dit fortuites. Et la rencontre de Caution avec Natacha lui permettra d'accéder à son ambition, finalement très personnelle.
Enfin, Natacha est elle aussi étrangère (et elle n'échappe pas aux fameux «Je ne sais pas» ou «Qu'est-ce que c'est ...?», dont Patricia, Camille, Marianne... usent déjà), et dans le film (Caution dit à propos de Natacha : «Elle me parla de sa voix de joli sphinx», puis répète quatre fois de suite les mots «joli sphinx»), et dans la vie :
«Moi, dit Godard, j'aime bien les gens (surtout les femmes) qui parlent français avec un accent étranger. C'est toujours très joli, et ça redonne aux mots les plus simples et les plus usés une certaine valeur à laquelle l'on ne fait pas attention (...)». On sait à quel point le Godard de la «Nouvelle Vague» en a joué...
 
 
On retiendra bien sûr le noir et blanc futuriste/expressionniste et la musique de Misraki qui permirent au cinéaste de créer une atmosphère des plus étranges. Mais au-delà d'une mise en scène brillante (malgré des moyens modiques), l'essentiel réside dans la position du moraliste Godard. Nous n'en sommes pas encore à La Chinoise, mais le structuralisme naissant et la bureaucratie sont les principales cibles de l'apologue.
 
Et il n'en est pas moins un film complètement hors «Nouvelle Vague», puisque, de toute manière, Godard a toujours eu un terrain d'avance par rapport aux autres cinéastes. Là, il parle de futur (mais aux bases relevant bien du passé), mais dans une forme tout à fait étonnante et merveilleuse de nouveauté.
Et je finirais sur une remarque de François Truffaut (antérieure à leurs différents) :
«Il a tué pour son compte deux ou trois pires choses que je sais du public : l'indifférence polie, l'intérêt vague, la condescendance amusée. Son autorité, puisqu'il s'agit de cela, est telle qu'on pourrait prononcer le mot porte-bonheur, porte-malheur d'infaillibilité (...). Le professeur Chiarini a déclaré : «Il y a le cinéma avant Godard et après Godard». C'est vrai. Il a fichu la pagaille dans le cinéma, ainsi que l'a fait Picasso dans la peinture, et comme lui, il a tout rendu possible ».
 
Bibliographie :
Jean-Luc Douin, Jean-Luc Godard (éd. Seuil)
Jacques Aumont, Du visage au cinéma (éd. Les Cahiers du cinéma)
CinémaAction n°52, Le Cinéma selon Godard (éd. Corlet-Télérama)