A travers le miroir
Ingmar Bergman - 1961
La folie d'une «certitude conquise»

 

Par Amandine Moulette, critique
 
Ingmar Bergman, cinéaste suédois né en 1918, a commencé sa carrière cinématographique en 1946, avec Crise. Il réalisa par la suite plus de quarante films, jusqu'en 1985 (à la surprise de tous, il vient cependant de réaliser un nouveau film, La Vie des clowns, certainement présenté au Festival de Cannes en mai 1998).
Après une carrière de films flamboyants (Monika, Le Septième sceau...), il semble aborder, au cours des années soixante, une période apparemment plus austère. Une technique plus épurée et une thématique plus approfondie au service d'une pensée inquiète et déchirée : Bergman semble concilier la forme et le fond. Sa trilogie (À travers le miroir, Les Communiants, Le Silence), réalisée entre 1960 et 1962, lui permettra de régler définitivement ses comptes avec son éducation religieuse. Bergman, fils de pasteur, grandit effectivement dans une famille très stricte, où l'on considérait la bonne conduite et le refoulement des instincts comme autant de belles vertus.
 
En cessant de se préoccuper de la place de l'homme dans l'univers pour considérer celle de l'artiste dans sa société, il se fait l'interprète d'auteurs contemporains comme Antonioni, Robbe-Grillet ou Beckett. (Il est ainsi à rapprocher de L'Année dernière à Marienbad (1961), réalisé par A.Resnais, d'après un scénario de A.Robbe-Grillet, et foncièrement analogue de Oh les beaux jours (1957) de Beckett).
Ces auteurs sont comme lui persuadés que l'être humain est parvenu à un stade critique de son évolution et que l'apathie du monde moderne n'est que le reflet d'un certain désenchantement.
 
À travers le miroir réalisé en 1960, est à cet égard un des meilleurs exemples de ce désarroi. Et c'est par la folie que Bergman le démontrera. Folie intrinsèque d'un personnage central, mais aussi contaminante envers son entourage. Folie que nous retrouverons de façon plus sous-jacente dans les deux autres oeuvres de la trilogie.
Nous allons étudier le rapport entre ces trois films (technique et scénaristique), puis les figures profondes et déterminantes de la folie de l'oeuvre À travers le miroir.
 
I - Une trilogie de la régression
À travers cette trilogie, Bergman inaugure le «Cinéma de chambre» en référence à la musique de chambre inspirant à son maître Strinberg le «Théâtre de chambre». Comme le dit le cinéaste finlandais Jorn Donner dans son livre Ingmar Bergman (Ed. Seghers), «ce genre (de théâtre) transporte dans le drame l'idée de musique de chambre : caractère intime du spectacle, portée significative du sujet, soin donné à l'exécution». Et c'est la manière de faire de Bergman : «On répartit un certain nombre de thèmes entre un nombre extrêmement restreint de voix et de personnages. On extrait leur passé, on les place dans une sorte de brouillard et l'on fait un distillat».
 
À travers le miroir (1961) se compose ainsi d'un seul lieu (l'île Farö) et de quatre uniques protagonistes. Ils forment une «famille» : le père, David, son fils, Minus, sa fille, Karin, et le mari de celle-ci, Martin. Leurs situations professionnelle et personnelle sont peu définies : David est écrivain, Minus étudie le latin, Karin est atteinte d'une maladie incurable et la mère est décédée de maladie (on ne saura ni à quelle époque, ni laquelle, comme pour Karin).
Les Communiants (1962) se situe lui aussi dans un seul lieu (un petit village côtier) et comporte de même quatre personnages principaux : un pasteur, Thomas, sa maîtresse Märta (qui est institutrice), et un couple de fidèles chrétiens, Jonas et Karin. Le passé des personnages est lui aussi abstrait.
Enfin, Le Silence (1963) se situe dans une ville inconnue et de langue étrangère (dont nous ne verrons rien, mis à part des chambres d'un hôtel et une salle de cinéma). Deux soeurs, Anna et Ester, accompagnés de Johan, le fils d'Anna, ne rencontrent essentiellement qu'une personne : le maître d'hôtel. Anna est impudique et sensuelle, elle prend un amant d'une nuit; Ester est malade et sexuellement frustrée; elle reste couchée. Leurs rapports familiaux sont peu définis et peu importants.
À travers... s'achève avec l'internement de Karin (après un rapport sexuel incestueux avec son frère et une vision de Dieu sous la forme d'une araignée). Alors que son mari ne peut rien pour elle, Karin s'évade dans une folie qui confond extase mystique et appel érotique. Son père, enfin sorti de son égoïsme d'écrivain, lui oppose un «Dieu-Amour», n'importe quelle sorte d'amour, même s'il s'agit de ses formes perverses. C'est «la certitude conquise» (sous-titre du film).
Les Communiants sous-tend la mort de Dieu : discours athée, formules chrétiennes abstraites, incertitude, suicide... L'homme perd la foi, tel est l'aboutissement d'une vie. Le film est une remise en question d'une réponse apportée dans le film précédent. C'est la destruction de ce dieu d'autosuggestion et la description du silence qui s'ensuit : «la certitude mise à nu».
Le Silence se déroule quant à lui dans une souffrance continue et inconnue (maladie, frustration, masturbation, alcool, délires), et dans un affrontement haineux, cynique et provocateur entre les deux soeurs. Ester, malade, mourra seule dansla chambre d'hôtel, tandis que sa soeur et son neveu partiront en train. Ce dernier lit un mot griffonné par sa tante : «Hadjek» (Ame). C'est un grand vide, l'illusion perdue de Dieu : «le silence de Dieu - l'empreinte négative».
 
Passons enfin à la complémentarité extra-diégètique des trois films. L'équipe technique est la même :
Production : Svensk Filmindustri
Dir. de prod. : Allan Ekelund
Scénario : Ingmar Bergman
Chef opérateur : Sven Nykvist
Montage : Ulla Ryghe
Décor : P.A.Lundgren
Musique : Suite n°2 pour violoncelle de Bach. (instrument à quatre cordes, à l'image des quatre personnages de chaque film)
Quant aux comédiens, nous les retrouvons d'un film à l'autre :
Max von Sydow et Gunnar Björnstand dans À travers... et Les Communiants; Ingrid Thulin et Gunnel Lindblom dans ce dernier et Le Silence.
Enfin, les comédiens du film étudié, À travers le miroir, sont aussi des «fidèles» :
Harriet Andersson (Karin) : 10 films de Monika (1952) à Fanny et Alexandre (1983).
Max von Sydow (Martin) : 12 films de Le Septième Sceau (1956) à Le Lien (1970).
Gunnar Björnstand (David) : 19 films de La Nuit des forains (1953) à Fanny et Alexandre.
Ce fut le seul rôle de Lars Pasoggard.
 
II - L'acheminement d'une folie
Nous allons tout d'abord résumer le film À travers le miroir.
Sur une île de la mer baltique, David, écrivain, rejoint sa fille Karin, à peine sortie d'une institution psychiatrique, son gendre Martin, et la frère de Karin, Frederick, dit Minus, en pleine crise d'adolescence, attiré par sa soeur. Karin est en proie à des hallucinations divines. Elle se laisse «conduire» à une relation incestueuse avec son frère, puis croit ressentir l'appel de Dieu, sous la forme d'une araignée. Suite à cette crise d'angoisse, il faut l'évacuer en hélicoptère, tandis que David tente de rassurer Minus, bouleversé.
L'évolution de la malade mentale dont souffre Karin est un prétexte pour une nouvelle interrogation sur Dieu. Bergman établit que Dieu n'est qu'une invention de l'esprit humain pour entretenir un discours morbide avec soi-même. Et il conclue à l'existence d'un «Dieu-araignée».
En ce sens, ses propos sont très clairs : «Dieu n'a jamais parlé puisqu'il n'existe pas. Lorsque la présence de la religion dans mon existence s'est totalement dissipée, la vie est devenue plus facile. Lorsque la superstructure religieuse qui pesait sur moi s'est écroulée et s'est dissipée, les blocages qui entravaient mon écriture se sont évanouis».
Le paysage de l'île Farö inaugure les huis clos en plein air que l'on retrouvera dans sa seconde trilogie Persona - L'Heure du loup - Le Honte. Farö est aussi l'île sur laquelle vit Bergman, et à laquelle il consacra un documentaire en 1979 : Mon île, Farö. Petite île de Suède, elle se situe au nord-est de l'île de Gotland, à quatre heure de bateau de la capitale Stockholm. L'île a une superficie de 133Km et a une population de 754 habitants (du moins en 1979, au moment du tournage du documentaire). Elle permet au cinéaste de créer une atmosphère hermétique, sans trouée possible. En effet, Bergman y tourna ses films en noir et blanc, et ainsi, le peu de vues directes sur la mer se confondent avec le ciel (dans À travers..., le miroir de la mer réfléchissant le ciel). L'île, quant à elle, possède un relief montagneux mais reste soit très rocheuse, soit très graminée. Cette uniformité lugubre - amplifiée par le fait qu'il n'y ait aucune vue des autres habitations de l'île - accentue la solitude, le renfermement des personnages.
À travers le miroir affecte une sensualité inquiète et menacée : un ventre. C'est la fascination du monde femelle, mais aussi la terreur de ce monde. Karin est désirée par son mari (qui ne veut la quitter même si elle incurable), mais aussi par son frère (qui lit des magazines de charme, et Karin est son unique contact féminin). A l'opposé, Karin prend son mari pour son père («Petite bonne femme. Tu dis toujours cela. Suis-je si petite ou bien est-ce la maladie qui fait de moi une enfant?»).
Elle se révèle charmeuse et enivrante envers son frère (lorsqu'elle le nargue face au journal érotique; puis se confie à lui et le valorise; puis se cache dans l'épave da bateau et le prend pour son amant : «une voix m'a guidée»). Il lui dit d'ailleurs : «Cesse de m'embrasser et de me serrer dans tes bras comme tu le fais toujours. Ne prends pas tes bains de soleil à moitié nue, je me trouve mal quand je te vois».
De là, on débouche sur un cinéma de la gestation et de l'irréel; un cinéma des rêves flous et des incertitudes charnelles.
Mais il existe aussi d'autres problèmes familiaux : la mort de la mère, c'est-à-dire du modèle féminin (sans explication claire) et l'absence répétée du père, écrivain raté en quête de gloire, qui avoue à Karin :
«Lorsque maman est morte, j'ai obtenu mon premier grand succès et cela était plus important pour moi que sa mort, je me suis réjoui en cachette». Le père est fuyant et préfère refouler ses peurs dans ses bouquins (il a déjà tenté de se suicider).
Plus tard, Karin trouve un cahier où son père note l'état de sa fille. Il avouera à son gendre qu'il se «complaisait à étudier l'évolution de sa maladie». Martin l'accuse alors de l'avoir sacrifiée.
Les premières images du film nous montrent quatre personnages, heureux d'être ensemble, s'amusant. Les problèmes sous-jacents apparaissent par bribes : Martin et David conversent d'une lettre importante et non reçue; Karin parle de son ouïe surdéveloppée depuis sa maladie; Minus avoue son manque d'affinité paternelle et le père sent qu'il n'a que peu à voir avec sa famille (scène des cadeaux). Mais jusqu'à ce moment (saynète, après 20 mn de film), rien de trop mauvais n'est apparent.
La bande-son est très significative de cet état, puisqu'après la saynète, il n'y aura plus de rires, plus de mélanges des voix, plus d'euphorie. Chacun se renfermera dans sa solitude. Après la mort (Les Fraises sauvages - 1957), Bergman approche la folie. Et l'essentiel est son naturel, son enracinement au fond des corps. C'est l'aventure d'une famille que frappe une malédiction, une tragédie (unité de temps et de lieu).
Karin croît entendre des cris d'animaux et bruits marins pour des appels du Tout-Autre, avoue son anxiété face aux histoires de loups (on retrouvera cela dans L'Heure du loup), se fraie de violentes étreintes, a tendance à pencher de côté sa tête... Mais sa folie s'exprime essentiellement la nuit, par un sommeil perturbé : elle tend l'oreille comme si quelqu'un l'appelait, elle ne peut trouver le calme et monte au premier étage de la maison, inhabité et dégradé. Elle prend toujours la même pièce vide pour lieu d'amour mystique; croit y voir des placards s'ouvrir au mystère divin et des petites flammes s'allumer sur le papier peint à feuillage; entendre des esprits qui l'entraînent à traverser le mur; enfin voir Dieu sous la forme d'une araignée.
Ses réactions face à ses hallucinations sont d'abord faibles : elle respire en soupirant, de sa gorge sortent des gémissements; son visage se boursoufle et s'assombrit, ses yeux deviennent sans expression, comme de verre. Mais la dernière «apparition» fait naître en elle un déchaînement total, telle une folle éperdue : elle court dans les bras de son mari, puis se recroqueville sur elle-même; crie à tout va, fixe son objet comme terrorisée. C'est à ce moment, et pour la deuxième fois, que son mari parle de lui injecter une piqûre, ce qui l'apaise.
C'est au départ un souvenir lointain de Bergman qui fera la matière d'une des séquences essentielles; lorsque Karin, en proie à une crise d'hypersensibilité, voit s'animer les motifs d'un vieux papier peint : «Je voyais dans ma chambre d'enfant, un store noir, de type ordinaire, à l'aurore ou au crépuscule, à l'heure où les jouets eux-mêmes se transforment en choses hostiles, ou tout simplement indifférentes, curieuses. Alors le monde quotidien, avec la présence de la mère, se muait en solitude silencieuse et vertigineuse. Le store ne bougeait pas, il n'y avait aucune ombre, mais des formes naissaient sur sa surface et non pas des bonhommes, ni des animaux, ni des bêtes, ni des visages, mais des choses pour lesquelles il n'excite pas de mots. Dans l'obscurité, trouée de lueurs, ces formes se détachaient du store et s'avançaient vers le paravent et vers le bureau».
Le cinéaste reprit cette réminiscence dans le scénario initial de Prison (1949, premier film qu'il écrivit et réalisa entièrement) : au soleil levant, le papier peint regardé par l'héroïne se transformait en une multitude de visages mouvants. Mais la scène ne fut pas tournée et fut donc reprise pour le premier film de la trilogie qui devait s'appeler Le Papier peint.C'est ce qui constitua le drame de Karin : ces visages l'appellent à attendre la venue de Dieu.
Karin devient lucidement folle (elle demandera à partir et quittera la maison en lunettes noires, seule. Le son correspondant est la suite de Bach, dernière évolution majeure du film) et les autres sont blessés et prisonniers par cette folie. Elle les frôle, les hante, les attaque, puisqu'ils sont les témoins et quelquefois générateurs de ces attaques. Elle les oblige à se redéfinir, à agir sans cesse. Si bien que le film progresse vers une tension absolue : Bergman cadre les protagonistes de plus en plus seuls et longuement. Son souci est la sobriété des mouvements, les recadrages discrets ou les stricts procédés de champ/contre-champ. Les personnages sont séparés les uns des autres, à la manière des acteurs et spectateurs de la saynète de Minus et Karin («L'Art de l'Apparition des Fantômes» ou «le Caveau des Illusions»); ils n'arrivent pas à forcer leur prison intérieure.
La mise en abîme de cette saynète se révèle très Shakespearienne (du Songe d'une nuit d'été à Hamlet), puisqu'elle condense admirablement toutes les significations du film (l'auteur anglais est d'ailleurs insinué dans l'ensemble du film, dans la manière de mêler un monde de la folie dans un paysage limpide). L'histoire est celle d'un poète qui se réfugie dans la solitude de son art («qu'est-ce que la vie pour un véritable artiste?»). L'amour et l'art s'enfermant dans le tombeau de l'imaginaire est la grande tentation dénoncée par Bergman de film en film. Il s'agit donc d'un reproche déguisé à un père qui n'a pas su communiquer avec ses enfants. Minus fait ce que son père devrait faire : refuser l'appel de la mort. Faire le deuil... pour vivre (cf. Freud, le «travail du deuil»).
Enfin, l'expérience de Bergman est de pointer le décalage entre l'objectivité et le ressenti. Karin parle d'extase mystique et la caméra enregistre des convulsions érotiques. Elle décrit un Dieu araignée et nous voyons un hélicoptère. La caméra sépare. La parole va naître en David (Minus prononçant : «Papa m'a parlé»), c'est-à-dire qu'il va enfin essayer de voir les choses telles qu'elles sont). Bergman n'a pas retenu la scène si suggestive du scénario où le père brûle son manuscrit, mais la dynamique du film va dans ce sens : il proclame la force de l'amour comme sortie du miroir (où tout ne reflétait finalement que sa propre détresse). Ne plus vivre «comme en un miroir» : marcher vers la résurrection!
 
 
Bergman s'est inspiré d'un texte de Saint Paul auquel il a emprunté son titre. Et il rajoute : «J'ai senti que, dans ce film, j'avais frôlé de très près ce que je cherche obstinément : découvrir le point de fusion totale entre l'amour, et aussi l'amour sexuel, et la réalité de Dieu».
Quand l'image (reflet, double, substitution) est prise pour le réel, la structure est bloquée, verrouillant le désir, la parole, la rencontre amoureuse, la communion dans les différentes reconnues. C'est là le drame de Karin, et elle sert ici de sacrifiée, de bouc émissaire, puisque sa folie a permis de faire resurgir des sentiments enfouis et en fuite.
La folie est amenée ici façon très parsemée ; elle le vit d'abord au petit jour, seule, puis avec son frère (l'emmène vers la confession, comme un communiant), puis véritablement, alors qu'elle est prête à se faire interner. C'est le point fort et final du film, la chute du silence instauré peu à peu et structuré par les quatre reprises du thème de Bach.
Comme en un miroir (le titre alternatif, moins connu, convient mieux à la traduction et au film) est l'ouverture de la Trilogie. elle pleurera dans Le Silence, mais auparavant, avec Les Communiants, elle va descendre dans le grave.
 
Bibliographie
Article de Arts (1962, pour la sortie parisienne du film)
Une trilogie, Ingmar Bergman (Ed. Robert Laffont)
Dictionnaire du Cinéma, Jean-Loup Passek (Ed. Larousse)
Ingmar Bergman, Raymond Lefèvre (Ed. Edilig, 1983)
Ingmar Bergman, une poétique du désir, Jean Marty (Ed. Cerf - 7ème Art).