Les Branches de l'Arbre

- Satyajit Ray -

 
Fiche technique
Année de réalisation : 1990
Film franco-indien
Durée 2h10
Image : Barun Raha
Cadreur : Sandip Ray
Directeur artistique : Ashoke Bose
Chef monteur : Dulal Dutt
Son : Pierre Lenoir
Assistant son : Denis Carquin, Sujit Sarkar, Jyotti Chatterjee
Montage son : Anita Lecäur
Assistants Réalisateurs : Martine Armand, Ramesh Sen
Directeurs de Production : Daniel Chevalier, Anil Chowdhury
Mixage : Hitendra Ghosh
Production : Satyajit Ray Productions, D.D. Productions, Erato Films, Soprofilms
Scénario, musique, réalisation : Satyajit Ray
Avec : Ajit Bannerjee, Haradan Bannerjee, Soumitra Chatterjee, Deepankar De.


 
Cette étude tentera d'analyser les différentes thématiques abordées par le film, ainsi que les rapports entre personnages, tous ramenés au père qui est présenté comme le ciment moral d'une famille éclatée, aux valeurs perverties par une société indienne corrompue vivant souvent d'argent noir.
 
Résumé du film
Ananda Majumdar a réussi en affaires en exploitant une importante mine de mica. Il vit à présent retiré, heureux de la réussite de trois de ses fils installés a Calcutta ; le quatrième, Proshanto, vit avec lui, ayant été victime d'un grave accident dans sa jeunesse. Au cours de la réception donnée pour son 70ème anniversaire Ananda est victime d'une attaque cardiaque. Ses fils Probir, Protap, Probodh et leur famille viennent passer une semaine à son chevet.
 
Analyse du récit
L'exposition de la situation initiale est faite de manière simple. Les fils vivent loin et ont rarement l'occasion de venir voir leur père, homme puissant et respecté, aux valeurs morales fortes de droiture et de justice, auxquelles il doit sa fortune. Le dialogue d'ouverture entre Ananda et son fils Proshanto s'articule autour de trois thèmes qui serviront de support au développement narratif du récit :
- La droiture morale inculquée aux fils par le père
- Les rapports d'Ananda Majumdar à ses enfants et leur réussite.
- La présentation par le dialogue de la personnalité singulière de Proshanto
 
La situation familiale est exposée rapidement : les fils vivent à Calcutta. Leur réussite, ils la doivent à la réputation de leur père et à sa richesse. La mise en scène insiste à plusieurs reprises sur les valeurs familiales, que Proshanto récite tel un automate, s'agissant là presque d'une devise : "Work is worship, honesty is the best policy" ("Le travail est un culte, l'honnêteté est la meilleure politique"). C'est en effet sur ces principes que va reposer toute la dramaturgie du film. L'impact affectif que le dénouement final aura chez le spectateur se construit au début ; l'importance de ces valeurs pour Ananda, et la manière dont ses fils bafouent ce qu'il s'est employé à faire naître autour de lui : "Je suis certain que mes trois fils ont grandi en suivant ces deux proverbes - et c'est la raison de leur succès". La corruption qui gangrène la société indienne est schématisée explicitement dès le début : "Il y a deux sortes d'argent : l'argent blanc et l'argent noir." Ce "manichéisme" est connu de Proshanto qui a intégré cette différenciation essentielle.
Nous nous apercevons que le père est délaissé par sa famille (entendons par là ses trois fils) semblant trop occupée pour venir le voir ; seul Proshanto est là. Probir est marié à une femme - Tapati - qu'il trompe et délaisse quelque peu, lui abandonnant parfois l'éducation de leur fils Dingo. Probodh est directeur d'une firme à Calcutta, marié à Uma. Protap apparaît comme mélancolique, même si Tapati, à qui il est très lié par une forte amitié, cherche à le comprendre et le réconforter.
Les informations narratives contenues dans la scène initiale nous montrent comme Proshanto s'est construit un univers mental dans lequel le père ne parvient à faire que de rares incursions ; les dialogues deviennent alors bucoliques, Proshanto fixe le vide et ne formule que les mots essentiels de sa pensée. Il a eu un traumatisme crânien qui l'a diminué. Il vit à la charge du père qui l'accepte pleinement ("Tu n'es pas un souci pour moi, mais un réconfort", "Reste tel que tu es, chez nous, à écouter de la musique"). Il est à différencier de ses autres frères en raison de son enfermement, mais surtout, et ce point de vue va se confirmer tout au long du film, pour ses facultés divinatoires et anticipatoires qui inquiéteront le spectateur une fois que l'une de ses prédictions se sera réalisée (elles sont au nombre de trois sans le film) : l'attaque cardiaque du père, sa guérison, mais aussi l'hypocrisie morale de ses frères.
 
Les Branches de l'Arbre : une construction en triptyque, la thématique ternaire des occurrences
Le film fonctionne par volets de trois occurrences pour quasiment chacun des thèmes abordés, et, de manière plus globale, nous assistons à une répétition du chiffre "3", qui intervient presque en tant que leitmotiv dans la narration. Les scènes du film suivent la même voie ; engendrant ainsi un fort symbolisme narratif.
Prenons par exemple les repas. Ils sont au nombre de trois dans le film.
L'un se situe à l'arrivée des familles. Son déroulement est simple, les rapports sont francs, voire joviaux entre les frères. Toutefois, c'est l'inquiétude qui transparaît pour la santé du père. La situation dramatique diégétique est explicitée.
Le deuxième repas est centré sur le conflit entre Probir et Probodh. Leur malhonnêteté morale (ils perçoivent de l'argent noir) est admise par Probir qui revendique la nécessité de tels revenus, tout en confondant Probodh devant sa femme, lui faisant avouer sa situation. Protap reste muet et muré dans son silence. Sa situation sera expliquée au spectateur par la suite. C'est dans cette scène qu'apparaissent les plus fortes tensions entre frères, une fraternité qui n'est plus cimentée par des liens affectifs, mais plutôt effritée par une vénalité rendue explicite par Ray, où tout est rapporté bassement à l'argent et au confort matériel (très présent chez Probodh).
Le troisième repas est l'aboutissement de cette thématique ternaire. Tandis que les deux précédents avaient été pris à la maison, ce dernier se fait à l'extérieur, à la demande du père, Ananda, qui, sur son lit de malade, leur a demandé de se rendre en forêt pique-niquer. Les rapports ont complètement changé. Les frères et les femmes ont retrouvé leur gaîté (relative). Cette scène est ponctuée dramatiquement par Protap qui explique son silence (raisons dévoilées au spectateur auparavant, dans un entretien qu'il a eu avec Tapati) à ses frères. Son interrogation, sa remise en question qui le tourmentent. Il a quitté son travail lorsqu'il a été confronté à la malhonnêteté, préférant partir, et changer de vie : devenir comédien. Ses deux frères, soucieux de leur confort financier, il les critique et leur fait prendre conscience de leur ancrage dans une matérialité malsaine et perverse, où tout finit par être centré sur l'argent, le luxe et la puissance.
Le film, qui se veut aussi un tableau peignant des rapports humains, achève son étude des trois frères ici, dans ce troisième repas.
Une chose reste surprenante : l'attitude de Protap. Il reste muet jusqu'à ce qu'il se soit "confessé" au reste de sa famille. Il demeure perpétuellement sans sourire. Il s'agit là de la répercussion physiologique de son changement de vie. Mais pourquoi une telle réaction ? Cela doit être propre à la culture indienne ; en Occident, un tel changement entrainerait la joie, point de départ pour une vie épanouissante. Ce visage sombre que garde Protap teinte le film d'une tristesse supplémentaire qui se comprend et s'admet difficilement.
 
Autre fonctionnement ternaire dans le film : les scènes montrant les couples retirés dans leurs chambres. Au nombre de trois, ces volets dévoilent à chaque fois un nouvel aspect de la psychologie des frères Majumdar.
Le premier volet offre une présentation des rapports entre couples, et montre au spectateur les liens entre Tapati (la femme de Probir) et Protap. Elle expose également le mépris de Probodh pour Proshanto qui le considère comme "bien assez fou pour être envoyé dans un asile". L'on remarque comme les femmes sont soucieuses de défendre Proshanto du manque de considération dont font preuve leurs maris à son égard.
Le second volet se présente comme extrêmement tendu et malsain. Les malaises au sein des couples sont montrés. Uma reproche à son mari sa malhonnêteté et dévoile sa tristesse. Entre Tapati et Probir, on apprend les "écarts de conduite" de Probir, ses aventures, et sa volonté d'avoir sa part d'héritage rapidement. Le tableau est complété - pour le troisième frère, Protap - par son entretien avec Tapati, où il lui apprend ses choix concernant son avenir et la femme qu'il veut épouser. Ainsi, nous avons une exposition des dispositions futures des trois hommes.
Le troisième volet conclut ce triptyque de manière heureuse. Les näuds dramatiques internes aux couples sont défaits. Il se situe après l'exposition faite par Protap de sa situation, après l'annonce à ses frères son désir d'être honnête et de ne pas suivre leur voie. Les dialogues avec leurs épouses qu'ont Probodh et Probir révèlent la conscience qu'ils ont de leur faute morale. Cela se joue sur deux tableaux, suivant les couples. L'explication reste financière et matérielle pour Probodh. Ses justifications, excuses et aveux restent proches d'un rapport à l'argent. Celui-ci est également présent chez Probir, mais son discours est doublé d'une volonté de s'amender auprès de sa femme Tapati, pour les souffrances qu'il lui a causées ("Je veux payer ma dette envers toi").
On peut considérer ces trois volets comme trois étapes d'un parcours initiatique vers le mea culpa de deux frères qui portent en eux la violation des valeurs de leur père dans un premier temps, et, sur la globalité du récit, une nécessité de légitimation aux yeux des autres que tous veulent entreprendre. C'est certainement pourquoi Protap n'est plus présent pour compléter le troisième volet de ces présentations de rapports de couples, comme cela avait été fait auparavant, dans un souci de "symétrie" de montage. Sa position est désormais claire et saine. La justification de son "coming out" s'est faite lors du troisième repas. Probodh et Probir doivent s'expliquer une troisième et dernière fois, pour le spectateur, et envers leur femme. On peut remarquer que le montage suit une logique dans la présentation de ces trois volets : Probodh et Uma, puis Probir et Tapati se suivent dans les 3 occurrences.
 
Autre système ternaire de mise en scène : les visites de la famille au père sur son lit d'hôpital. Elles ponctuent également le film. La première visite se fait de manière individuelle ; tour à tour les enfants viennent voir leur père, sauf Proshanto qui s'y refuse. Chose surprenante, les entrevues sont très courtes, chaque fils ne passant que quelques secondes avec Ananda, après une longue période où ils ne se sont pas vus. Nous est dévoilé le peu d'intérêt voué au père : aucun dialogue ne parvient à s'instaurer.
Protap constitue l'exception, encore une fois dans cette présentation ternaire : il se rend une fois seul dans la chambre de son père cependant que celui-ci est endormi. Il s'agit certainement d'une visualisation des rapports d'authenticité morale qui l'unissent à Ananda. Le statut de Protap lui permet d'avoir accès à tous les univers du film sous des rapports privilégiés : ses deux frères, Proshanto, sa belle-säur Tapati, son père.
Deuxième visite au père. Elle se fait de manière groupée. La santé d'Ananda s'est améliorée. Il leur exprime sa volonté de les voir aller pique-niquer ("Vous me feriez bien de la peine en refusant"). C'est à partir de cet instant que les näuds dramatiques du film vont se défaire, simplifiant des rapports d'un côté, et d'autre part, dans les relations au père, tout va se dramatiser.
Troisième et dernière visite de la famille se rendant auprès Ananda. L'on remarque que désormais, les actions (déplacements) se font de manière groupée. Les personnages agissent selon une seule et même volonté, tandis que l'individualisation primait au début du film. Ils repartent tous pour Calcutta. Tout se clarifie. Les psychologies ont été toutes présentées et confrontées. Il s'agit de la fin du film, qui va aller plus loin dans l'affect créé chez le spectateur. Probodh et Probir prennent conscience de leurs valeurs ternies par le gain d'argent sale. Cependant, le père a toujours été tenu à l'écart de ce triste secret, croyant ses fils valeureux et droits, comme lui l'avait été dans une vie active prospère et droite. C'est Dingo, le fils de Probir, qui va tout révéler à Ananda, dans l'innocence de son jeune âge. Ananda Majumdar va comprendre que sa progéniture s'est écartée de ce qu'il avait toujours prôné : "Honesty is the best policy". C'est là que se trouve le punctum dramatique du film ; l'émotion vient du décalage entre la pensée du père et la vénale réalité dans laquelle ses fils sont plongés. Ce qu'il croit qu'ils sont et ce qu'ils sont. Nous réalisons cela, et Ananda voit que les branches dont il a été le tronc sont pourries et perverties par l'argent sale qu'il a combattu toute sa vie.
 
Proshanto
Il occupe un place secondaire dans l'élaboration du récit, toutefois, sa fonction est des plus symboliques et centrales. Ses actions suivent la même logique ternaire que la mise en scène. C'est le seul personnage à avoir une logique d'actions repérable par le spectateur.
On peut constater que la réalisation lui imprime cette "thématique du trois". Deux plans et une scène nous le montrent dans sa chambre, toujours sous une esthétique particulière, dans un éclairage à la bougie sombre et ambré . Un premier plan nous le présente dans sa chambre : un zoom doublé d'un travelling arrière, depuis une bougie, dévoilant ensuite l'intégralité de la pièce, avec Proshanto en son centre. La deuxième occurrence de sa mise en scène est une scène, pendant laquelle Protap vient lui rendre visite. La musique est une passion pour Proshanto. Les mélodies envahissent la maison aux heures les plus inattendues, à la plus grande surprise de ses frères. La troisième occurrence visuelle est un plan de Proshanto. Le mouvement de caméra est encore un zoom arrière. Aucune autre action que le mouvement de caméra et le regard fixe et inquiétant d'un homme, dans sa chambre, s'apparentant à une grotte étrange, aux parois teintées de lueurs d'ambre.
 
Proshanto a une fonction divinatoire également. Celle-ci s'exerce trois fois devant le spectateur. Proshanto, dans ses "visions", résume les trois näuds dramatiques des Branches de l'Arbre : l'attaque cardiaque d'Ananda, les écarts moraux (financiers) des fils Probir et Probodh, et la guérison du père.
L'attaque cardiaque d'Ananda est vue par Proshanto au début du film, lorsqu'il s'entretient avec son père, qui lui annonce la réception donnée en son honneur. Là, Proshanto se lève et dit : "La foudre est tombée sur l'arbre !". L'arbre est emblématique du père, métaphore annonciatrice de la place qu'il va occuper dans le récit. Proshanto, parce que "diminué" dans les formes de son expression, ne peut que mettre en garde de manière ambiguë : "Sois prêtSã, sois prêtSã", Ananda ne comprend pas la portée des mots de son fils : "Serais-tu devenu prophète pour me parler ainsi ?" La foudre est tombée sur le banian, dit Proshanto dans sa vision. Or, le banian est une espèce de figuier que l'on trouve en Inde, sa particularité étant d'avoir des racines adventives (qui se croisent latéralement sur une tige) aériennes. On peut pousser le parallèle plus loin - en s'éloignant alors du symbole de l'arbre - en considérant un banian comme un membre de la caste des Vaisya, vouée particulièrement au grand commerce. C'est le cas d'Ananda, qui a fait fortune dans le commerce du mica. Ananda est donc l'arbre fondateur de cette famille, les racines en sont les ancrages dans l'univers moral, les branches symbolisant les fils, lié(e)s aux racines de façon trop peu sûre (aériennement).
La deuxième vision de Proshanto est moins évidente. Elle se fait également lors de la phase d'exposition des différentes situations par Ananda, au début du film. Ananda affirme : "Je suis sûr que mes deux fils ont grandi en suivant ces deux dictons" ("le travail est un culte, l'honnêteté est la meilleure politique"). Proshanto réagit immédiatement et rugit de manière inquiétante : "Zéro, zéro, zéro, zéro". Nous le comprendrons plus tard, il a raison.
La dernière intervention divinatoire de Proshanto se fait durant le premier repas : il affirme devant le reste de la famille : "Père guérira. Il va guérirSã je le sais." Le film reste muet quand à la confirmation de ces dires. Tout se termine sur Ananda qui demande la paix, en serrant contre sa poitrine la main de Proshanto. On ne le voit pas décédé, mais il demande la mort, car la vie l'a déçu, ses fils n'ont pas suivi la voie de sa moralité.
Le film clôture sa thématique des occurrences par une répétition anaphorique de paroles d'Ananda, qui disait à son fils Proshanto, au début du film : "Viens, viensSã" pour qu'il vienne à lui. Ces mots sont repris par Ananda, tout à fait à la fin, pour que Proshanto s'approche du lit où son père gît.
 
La perception du film de Ray d'un point de vue occidental est d'une évidence relative. En effet, nous sommes plongés dans une culture indienne moderne, aux formes relationnelles froides et distantes de la part des fils, et, à côté de cela, nous percevons une tendresse affective chez Ananda - qui semble appartenir à un autre temps - empli d'une sagesse bafouée par l'insensibilité de ses enfants. Est-ce un paradoxe récurent à cette nouvelle société, ou s'agit-il là d'une volonté du cinéaste à vouloir densifier l'impact affectif que son film aura sur les spectateurs ? Assistons-nous à une mise en scène emblématique des rapports inter-générations ? La manière dont est traité le père - presque sénile - d'Ananda est extrêmement touchante pour un äil de spectateur occidental. Il est laissé à la charge des domestiques, presque méprisé de ses petits enfants qui l'observent et le repoussent comme un animal sorti de sa cage. Des expressions de visage touchantes confrontées à un tel dédain ont de l'impact. Ananda est davantage considéré, même si nous pouvons sentir une distanciation affective naissante de la part de ses fils, qui aboutira un jour au même état de faits.
La force du film de Ray se situe également dans l'essence même du sujet traité. Il parvient à exprimer de valeur universelles telles que la corruption ou encore l'honnêteté morale, qui sont des qualités intemporelles, à travers un ancrage contemporain n'altérant pas la force et l'objectivité de l'enjeu de ces mêmes valeurs. Le parti pris est complètement transparent, nous donnant l'impression d'assister à des moments de vie authentiques, plus qu'à une mise en scène, qui alors semblerait sophistiquée, voire baroque, étant donnée la nature du sujet.
Les images ne donnent pas de réponse quant au devenir d'Ananda, mais au contraire, laissent le spectateur dans une expectative surprenante, beaucoup plus profitable à la qualité du récit qu'à la satisfaction du spectateur.