BORN TO KILL
De 1946 à 1948, on assiste à l'essort et l'apogée du film
noir aux Etats-Unis. La psychologie criminelle et le gang de type classique
sont relégués au second plan. Il est toujours facile d'expliquer
la formation d'un courant artistique après coup. Remarquons pourtant
qu'un ensemble de conditions particulièrement favorables étaient
simultanément réalisées. Tout d'abord, l'on a assisté
à la fin des figures familières du cinéma, c'est à
dire la disparition des acteurs d'avant guerre. Autre fait important : lesstudios
hollywoodiens n'ont pas été touchés par le conflit. Réalisateurs
et metteurs en scène avaient donc à disposition un outillage technique
perfectionné, par rapport aux européens.
Le film Born to kill a été réalisé en 1947 par Robert
Wise, d'après le roman de James Gunn intitulé Deadlier than the
male. Il rentre, par son esthétique, dans la catégorie du film
noir de cinéma B. Tout d'abord, qu'est-ce que le film répondant
à la classification "B" ? Il s'agit d'un long-métrage
dont la projection était souvent faite après un premier film (appelé
film "A"). Le but était, pour l'exploitation, d'innover : deux
films pour le prix d'un seul (two-for-one double bill). La séance ne
devait pas être trop longue, le film était donc limité à
environ 70 minutes. Le film devait ramener dans les salles plus de spectateurs
- payant un prix légèrement supérieur - sans que l'opération
soit ruineuse pour les producteurs.
Cette étude tentera de montrer les différents panels caractéristiques
du cinéma noir de type "B", à travers le film Born to
kill. Voici les principales figures qui seront analysées, structurant
cette étude.
Tout d'abord, un résumé détaillé de Born to kill
permettra au lecteur de mieux comprendre le film et cette analyse.
Puis, seront étudiés, comme éléments esthétiques
caractéristiques du film de type "B", les décors et
la mise-en-scène, révélateurs de l'économie de moyens
de ce type de production. Avec, en premier lieu, l'indexation des lieux d'action
du film, suivie de leur analyse. L'on verra notamment la prédominance
des scènes se déroulant en intérieur, par rapport aux prises
de vue faites en extérieur. L'éclairage suit une voie esthétique
bien précise, et devient un adjuvant direct de la réalisation
et du budget.
Sera également détaillée et analysée une scène
du film Born to kill : le meurtre de Laury et Danny par Sam Wild.
Les conséquences de la psychologie du meurtrier sur le dénouement
du récit nous amènera directement à l'étude des
différents personnages clés du film. Puis, comme figure emblématique
du cinéma des années 40 et 50, nous détaillerons la figure
de la femme fatale - incarnée par Helen (Claire Trevor), qui, par son
pervers amour pour le meurtrier, déclenche les différents näuds
dramatiques du film.
Fiche technique
I - Résumé du film
II - Les éléments esthétiques caractéristiques
du film de type "B"
A - Des lieux d'action, révélateurs de l'économie de
budget du film de type "B"
1) Découpage, scène par scène, des lieux d'action
2) Analyse des lieux d'action principaux
B - Étude d'une figure propre au style "B"
C - La photographie et le son, adjuvants de la réalisation
III - Analyse et interprétation de la séquence du meurtre
IV - Étude des personnages du film - la figure de la femme fatale
A - Articulation de la psychologie des personnages dans le récit
B - Les personnages principaux
1) Sam Wild
2) Georgia Staples
3) Mrs. Kraft
4) Helen Trent
C - Figure et caractéristiques de la femme fatale dans le film noir
V - Analogies et différences entre le film Born to kill de Robert
Wise et le roman Deadlier than the male de James Gunn
Fiche technique
Réalisation : Robert Wise
Producteur exécutif : Sid Rogell (RKO)
Production : Herman Schlom
Scénario : Eve Greene et Richard Macaulay, adapté du roman de
James Gunn Deadlier than the Male
Directeur de la photo : Robert de Grasse
Effets spéciaux : Russel A. Cully
Son : Robert H. Gull, Roy Granville
Musique : Paul Sawtell
Direction musicale : Constantin Bakaleinis
Directeurs artistiques : Albert S. D'Agostino, Walter Sturtevan
Costumes : Edward Stevenson
Assistant réalisateur : Les Millbrook
Distribution : Claire Trevor ( Helen Trent), Laurence Tierney (Sam Wild), Walter
Kusack (Arnold Arnett), Philip Terry (Fred Alper), Audrey Long (Georgia Staples),
Alish Cook Jr (Marty Waterman), Isabel Powell (Laury Palmer), Esther Hoxard
(Mrs. Kraft), Kathryn Card (Grace), Tonny Bonnet (Danny), Grandon Rhodes (inspecteur
Wilson)
Date d'achèvement : 21 juin 1946
Date de sortie : 3 mai 1947
Durée : 92 mn.
I - Résumé du film
Sam Wild se rend à Reno avec son ami Marty Waterman pour jouer au casino.
Sam, d'une nature violente et à la fois dépressive, a une maîtresse,
Laury. Celle-ci vit dans une pension, tenue par une vieille femme alcoolique,
Mrs. Kraft avec qui elle entretient des liens amicaux. Helen Trent, femme au
tempérament froid et à l'allure séduisante est venue à
Reno afin de régler les dernières formalités concernant
son divorce, après avoir loué une chambre chez la vieille Mrs.
Kraft.
Un soir, Laury va au casino avec Fred - une de ses connaissances - afin de rendre
Sam jaloux. Celui-ci, d'un tempérament fougueux et impulsif, va se méfier
et attendre Laury et Fred chez Mrs. Kraft. C'est le drame, Sam tue Fred et Laury
dans un accès de jalousie et de rage. Helen, peu de temps après,
découvre le meurtre, mais par peur d'être impliquée de trop
près dans l'enquête judiciaire, ne prévient pas la police.
Elle se rend à la gare pour prendre le train pour San Francisco, et y
rencontre Sam, qui, sur les conseils de son ami Marty, fuit dans la même
direction. Pendant le trajet, Sam et Helen se rapprochent.
Deux jours plus tard, ils se retrouvent un soir, en compagnie du nouveau fiancé
de Helen et de sa säur Georgia. Georgia est la säur de lait de Helen ; elle
détient l'un des plus grands journaux de San Francisco dont elle a hérité
et dont elle partage les bénéfices avec Helen qui vit à
ses crochets. Très vite Sam voit en Georgia une proie facilement manipulable
dont il pourrait profiter aisément. Il la séduit avec succès.
Parallèlement, la tenancière de la pension (Mrs. Kraft) engage
un détective, Mr. Arnett, qu'elle charge d'éclaircir le meurtre
de son ancienne amie Laury. Sam et Georgia se marient très peu de temps
après leur rencontre. Helen est très jalouse mais ne dit mot.
Au mariage, le détective Arnett est présent, cherchant à
obtenir des informations sur Sam. Admis parmi le personnel de maison, il se
fait mettre à la porte par Helen qui comprend rapidement que sa présence
n'est pas étrangère à Sam. Arnett comprend vite la situation
dont il peut profiter et veut extorquer 15000 dollars à Helen, qui par
amour pour Sam, cherche un moyen de le protéger. Marty (l'ami de Sam)
découvre que Mrs. Kraft a engagé Arnett, et se rend chez elle.
Il lui fixe un rendez-vous où elle apprendra le nom du responsable du
meurtre de Laury. Elle s'y rend et manque de se faire tuer par Marty qui a pour
seule motivation la protection de son ami Sam. Celui-ci, au même moment,
vient sur les lieux et tue Marty, après l'avoir surpris en train de discuter
avec Helen. Il agit par crainte d'avoir été doublé. Malgré
cela, Helen ne peut combattre sa perverse attirance pour Sam et oblige Mrs.
Kraft à abandonner son enquête. Pour se blanchir de toute complicité
criminelle elle appelle la police : Georgia comprend alors qu'Helen l'a toujours
haïe et qu'elle est amoureuse de Sam. Helen, cruellement, s'arrange pour
que Georgia assiste à une discussion explicite entre elle et Sam puis
le persuade de supprimer sa femme. La police arrive et Sam comprend que c'est
Helen elle-même qui a tout dévoilé. Il la tue avant d'être
abattu.
II - Les éléments esthétiques caractéristiques du
film de type "B"
Le cinéma de type "B" se définit par la mise en äuvre
d'une esthétique bien précise, qui est le résultat d'une
économie de moyens voulue par le budget de production. À l'écran,
cela se traduit visuellement par des lieux de tournage peu variés, que
l'on retrouve à plusieurs reprises dans le film.
A - Des lieux d'action, révélateurs de l'économie de budget
du film de type "B"
1) Découpage, scène par scène, des lieux d'action
1) extérieur jour, devant le tribunal de Reno (Helen et juge de divorce)
2) intérieur nuit, pension de Mrs. Kraft (Helen, Laury et Mrs. Kraft)
3) intérieur nuit, casino de Reno (Laury, Sam, Helen, Danny et d'autres
joueurs)
4) intérieur nuit, voiture, devant la maison de Mrs. Kraft (Laury et
Danny)
5) intérieur nuit, pension de Mrs. Kraft (Laury, Danny et puis Sam) -
séquence analysée
6) extérieur nuit, devant chez Mrs. Kraft (Sam et Helen)
7) intérieur nuit, pension de Mrs. Kraft (Helen et les deux macchabées)
8) intérieur nuit, appartement de Sam et Marty (Marty et Sam)
9) extérieur nuit, gare de Reno (Sam et Helen)
10) intérieur nuit, train (Sam et Helen)
11) extérieur nuit, passage du train
12) extérieur jour, ferry-boat, devant le Golden Gate Bridge, San Francisco
(San Francisco) (Sam et Helen)
13) intérieur jour, bar, Reno (Mr. Arnett et tenancière du bar)
14) extérieur jour, devant le tribunal de Reno ( Arnett et Mrs. Kraft)
15) intérieur nuit, maison de Georgia (Helen, Fred, Georgia et Sam)
16) intérieur nuit, club 52, salle de réception (Sam, Helen, Fred,
Georgia et autres personnes)
17) extérieur jour, baie de San Francisco, ferry-boat (Mr. Arnett et
Marty)
18) extérieur jour, rue de San Francisco (Mr. Arnett, Marty et conducteur
de taxi)
19) extérieur jour, maison de Georgia (Mr. Arnett, chauffeurs)
20) intérieur jour, maison de Georgia (Sam, Georgia,Fred, Helen, Mr.
Arnett, Fred, cuisinières, servantes,invités)
21) Intérieur jour, restaurant, San Francisco (Marty et Helen)
22) intérieur, jour, maison de Georgia (Helen, Sam et Marty)
23) extérieur nuit (Mr. Arnett et Helen)
24) intérieur nuit, maison de Georgia (Sam, Helen et Marty)
24) intérieur jour, Felton hôtel (Mr. Arnett, réceptionniste
et Marty)
25) intérieur jour, pension de Mrs. Kraft (Mrs. Kraft, un invité,
Mr. Arnett et Marty)
26) intérieur nuit, maison de Georgia ( Helen, Marty et Sam)
27) extérieur nuit, plage (conducteur de taxi, Mrs. Kraft, Marty et Sam)
intérieur jour, maison de Georgia (Helen, Sam, inspecteur et Georgia)
28) intérieur nuit, maison de Mrs. Kraft (Helen et Mrs. Kraft)
29) extérieur nuit, maison de Georgia ( Helen et Sam)
30) intérieur nuit, maison de Georgia (gouvernante, Helen, Sam, Fred
et Georgia)
31) intérieur nuit, Felton hôtel (détective)
32) extérieur jour, rue (Arnett, marchand de journaux)
2) Analyse des lieux d'action principaux
A la première lecture de ce relevé des lieux d'action du film,
l'on peut constater que les mêmes endroits sont utilisés plusieurs
fois ; sur les 32 scènes que comporte le film, 10 prennent place en des
lieux différents. Le reste n'est que retour à des lieux déjà
vus. C'est un moyen, pour la production, de limiter les "frais" relatifs
aux décors, c'est à dire qu'un même positionnement de caméra
avec lequel seront pris plusieurs plans, sera, au montage, découpé,
et inséré à différents emplacements sur la pellicule,
donnant ainsi l'illusion d'une plus grande pluralité de décors.
Ainsi, la moitié des scènes du film se déroule dans les
deux mêmes lieux (9 dans la maison de Georgia, et 7 dans la pension de
Mrs. Kraft). L'illusion (consistant à faire naître chez le spectateur
le sentiment de voir beaucoup d'endroits différents) est aussi en partie
permise par la diversité des angles de prise de vue dans un même
lieu. Cependant, les architectures intérieures sont les révélateurs
indirects et passifs de ce "truchement", la texture des murs et le
style du mobilier permettent de voir, notamment chez Georgia, - l'illusion est
moins recherchée chez Mrs. Kraft - grâce à une lecture attentive
des images, que nous sommes toujours dans la même maison.
À présent, passons à l'étude de certains lieux du
film où l'on peut relever des faiblesses de la mise en scène,
qui a cherché à truquer quelques ambiances.
Par exemple, la scène où Sam et Helen se rencontrent, à
la gare de Reno. Extérieur nuit, gare, et intérieur nuit train
(séquences 9 et 10). Ils montent tous les deux dans le train. La caméra
est fixe et effectue un petit panoramique droite-gauche en suivant les deux
acteurs ; à cet instant, on voit qu'il ne s'agit pas d'un train mais
probablement du grande caravane ou d'une maison. Malgré une faible lumière
cherchant à "protéger" le truquage, on s'aperçoit
de la supercherie. Juste après, "dans le train", Sam et Helen
sont assis dans un "compartiment". Le lieu est tellement vaste qu'il
ne s'agit absolument pas d'un train, et encore moins d'un compartiment. La caméra,
lors de leur discussion, cadre les deux acteurs en plan moyen assez serré,
avec, en toile de fond, un faux-décor nocturne qui défile derrière
des persiennes métalliques. L'on a, pendant cette scène, trois
valeurs de cadre différentes : un plan moyen des deux personnages, un
plan poitrine de Helen, et un plan poitrine de Sam.
Reno. Petite ville des Etats-Unis. Comment, pour la mise-en-scène, rendre
compte de ce lieu ?
Elle y parvient par trois moyens assez simples (deux sont visuels, un est sonore)
qui sont :
- les dialogues, faisant référence, de manière explicite
au lieu où se déroule l'action : Reno (moyen sonore de contextualisation).
- le premier plan du film montre une large enseigne où figure : "RENO,
the little biggest city in the world" (moyen visuel de contextualisation).
- plan sur un paquet sur lequel figure "Reno, Laundry Service", permet
de comprendre et de situer le lieu de l'action une nouvelle fois (moyen visuel
de contextualisation).
Autre économie de mise en scène : le lieu de la rencontre entre
Mrs. Kraft et Mr. Arnett à Reno est le même que celui où
l'on a vu Helen et le juge de divorce lors de la première scène
du film.
La contextualisation des scènes à San Francisco :
On peut remarquer l'emploi systématique du Golden Gate Bridge pour contextualiser
les lieux d'action prenant place à San Francisco. Le plan montrant le
Golden Gate Bridge est utilisé à trois reprises dans le film pour
resituer le lieu de l'action, lorsque la précédente s'est déroulée
à Reno. Il s'agit peut-être d'un stock-shot, détail caractéristique
du film de série B.
Lorsque Sam et Helen se trouvent sur le ferry-boat, on ne trouve aucun plan
général ; même système : un cadre assez serré
sur les deux acteurs et un décor qui défile derrière ;
un cinéaste "à l'aise" avec son décor ne s'est
jamais abstenu de faire un plan général de contextualisation du
lieu. Ici, la seule contextualisation qui soit est faite par le faux-décor
à l'arrière-plan, montrant le Golden Gate Bridge relativement
flou, car la caméra est proche des acteurs.
On peut également relever un autre détail de mise en scène
assez peu banal: le mariage de Georgia et Sam se fait chez elle.
Les scènes d'extérieur, en règle générale,
sont assez courtes. Plusieurs scènes d'extérieur sont filmées
en plan-séquence, limitant ainsi les raccords d'éclairage.
On peut aisément supposer que quelques scènes filmées en
extérieur ont un faux décor. Il s'agit parfois d'un écran
sur lequel est projeté une image fixe ou mobile selon les besoins de
la mise en scène (le train, ou bien encore le ferry-boat).
Prenons l'exemple de la rencontre entre Mrs. Kraft et Mr. Arnett, le détective.
Le lieu de la rencontre est "introduit" par un plan unique : un banc
devant le tribunal de Reno. Mrs. Kraft s'y trouve déjà, attendant
Mr. Arnett. Sans artifice, il pénètre dans le champ de manière
assez brusque, et entame le dialogue de façon directe sans même
avoir pris la peine de considérer son interlocutrice. Cela produit un
effet grossier, pour une rencontre où les deux protagonistes ne se connaissent
pas.
Autre économie de moyens visible dans la mise-en-scène, lors de
la rencontre entre Marty et Helen. Aucun plan général du lieu,
mais seulement un plan moyen sur lequel figurent Marty et Helen. La mise-en-scène
cherche à simuler le cadre d'un bar ou d'un salon de thé. Cela
passe par quelques petits indices suffisants, propres à un tel lieu :
le serveur en livrée, des tasses disposées devant les deux acteurs,
et une légère musique de fond interprétée au piano.
De ce lieu, nous ne verrons rien d'autre. L'arrière-plan - une fenêtre
- représente une vue du port de San Francisco. Il s'agit probablement
d'une photo mise à l'échelle faisant office de décor.
Examinons encore un aspect visible à l'écran de l'économie
de moyens. Sam et Helen se séparent (avant la scène finale). Sam
doit partir en voiture. Le véhicule qu'il doit emprunter est vu, tout
au long de la scène, en amorce ; la partie suggère le tout, et
le véhicule, à aucun moment, ne sera vu en entier. Il en va de
même pour le garage (qui est un garage sauf erreur de lecture ou d'interprétation)
qui à aucun moment ne sera vu en plan d'ensemble. La succession des plans
serrés a pour effet de décontextualiser le lieu d'action.
Mise-en-scène et décor se complètent pour fonctionner en
symbiose ; l'on assiste donc à diverses reprises dans le film, à
une forte volonté de la part de la mise-en-scène de décontextualiser
l'action ; cela passe par l'absence de plans dits "d'introduction"
où des décors explicites nous permettraient de situer les lieux
du récit présent à l'écran. Dans tous les cas, ces
plans sont absents de Born to kill. L'économie de moyens est l'explication
première de cette absence de contextes locaux. Autre légitimation
: de tels plans ont pour effet immédiat de rallonger la durée
d'un film, or le film de type "B" se caractérise par une durée
relativement courte (70 minutes environ). Notons que l'absence de ces plans
de contextualisation ne nuit pas vraiment à la compréhension du
récit. Elle est simplement remarquable lorsque, à l'analyse, l'on
se penche sur les lieux d'action ; on est alors presque incapable de situer
de manière précise l'endroit où se déroule la scène.
L'attention se focalise alors, pour ce faire, sur les détails contenus
dans les plans d'intérieur (architecture et mobilier permettent de caractériser
la maison de Georgia). Les plans tournés en extérieur suivent
un autre régime. Ceux-ci sont nettement plus compréhensibles car
la mise en scène a cherché à mettre l'accent sur des lieux
emblématiques. En témoigne l'apparition à trois reprises
du Golden Gate Bridge de San Francisco, qui se retrouve tour à tour au
premier plan, second plan ou arrière-plan. (Lorsque Helen et Sam arrivent
à San Francisco, puis quand ils sont sur le ferry-boat, puis lors de
l'entretien entre le détective Arnett et Helen, où le Golden Gate
Bridge (situant de manière très claire et explicite l'action à
San Francisco) se retrouve complètement à l'arrière-plan.
L'on note, dans Born to kill, une prédominance des actions se déroulant
en intérieur, par rapport aux actions prenant place à l'extérieur.
Il s'agit là d'une caractéristique importante de l'esthétique
du film "B". En effet, le rapport des scènes intérieures
/ extérieures est de l'ordre d'environ 10/1. C'est donc un aspect esthétique,
certes, mais aussi, bien évidemment, un révélateur du budget
de production. Mais est-ce uniquement par le budget que l'on peut juger si un
film appartient au genre "B" ? Les critères convoqués
pour définir un film "B" sont nombreux et variables. Par exemple
les critères de production : temps de tournage, métrage définitif,
statut des acteurs plus ou moins connus (rappelons que nous sommes après
la guerre, que le cinéma est sujet à un nouveau souffle, un nouvel
élan, que le public veut un changement ; les acteurs connus sont quelque
peu "épuisés"), permettent d'orienter la lecture du
film vers le genre "B".
B - Étude d'une figure propre au style "B"
Analysons à présent un élément de mise-en-scène
propre au cinéma "B". Prenons par exemple la figure du lit.
En effet, dans de nombreux films de série "B", le positionnement
du lit dans une pièce suit une règle précise. Il ne s'agit
pas d'une convention mais plus simplement d'un facteur relatif à l'économie
de moyens du genre. D'après C. Tesson, dans Photogénie de la série
B, on peut remarquer que lorsqu'un personnage pénètre à
l'intérieur d'une pièce, le lit est juste à côté
de la porte - ce qui est assez peu courant et pratique sur le plan domestique
- mais cela représente un triple avantage pour le mise-en-scène
:
- un gain de trajet pour le personnage.
- pas de panoramique ou de travelling pour la caméra.
- économie de décors en raison de la surface réduite à
cadrer.
De plus, du point de vue du montage, ce type de placement des accessoires permet
une plus grande facilité de raccord : la personne qui entre s'adresse
immédiatement à celle qui est au lit ; si bien que l'image de
transition et celle installant la séquence font l'objet d'un plan fixe
serré. Cette figure est présente dans Born to kill. On la relève
dans la scène où, pour la première fois, Marty, l'ami de
Sam, nous est présenté. Il est au lit, Sam rentre dans la pièce.
La mise en scène et le cadrage suivent de très près la
théorie énoncée ci-dessus.
Peut-on prétendre qu'un film comme Born to kill , ou plus généralement
le film "B", introduit de nouvelles manières de mettre en scène
? Disons qu'ici, la mise-en-scène a tendance à considérer
le plan comme une surface bidimensionnelle, où se déploient ombres
et lumières. L'importance de la profondeur de champ est quelque peu délaissée
au profit de la restitution d'une ambiance directement rendue par premier-plan.
C - La photographie et le son, adjuvants de la réalisation
La photographie, vue à travers l'éclairage des scènes,
nous mène à une conclusion valable pour le genre noir de type
"B". Par exemple, la scène clé (le meurtre de Laury
et Danny par Sam), a été tournée sous un éclairage
très faible. Ainsi, les plans explicites du type "couteau trancheur
de gorges" nous sont épargnés, d'une part grâce à
une utilisation presque frustrante du hors-champ, et d'autre part, lorsque l'explicite
est vu, il est éclairé très faiblement, et fait appel à
la faculté d'imagination du spectateur. Born to kill adopte le parti-pris
de la suggestion. Ce type de photo permet à la réalisation d'éviter
des trucages "onéreux", en ce sens, l'éclairage est
également un adjuvant du budget. Tout repose sur des jeux d'ombre et
de lumière, qui, comme dit précédemment, sont destinés
à créer une ambiance, et relayés, donc, par des actions
en hors-champ (pour la plupart). Alors, dans quelle mesure peut-on considérer
l'obscurité, à moins de parler de "non-vu", comme un
facteur esthétique du film "B" ? Une première réponse
consisterait à dire que l'inquiétude naît quand le spectateur
ne "voit" pas ; il est alors anxieux, sans doute presque autant que
la victime potentielle, car il en sait plus qu'elle, mais moins que le meurtrier
(dans Born to kill, Sam Wild) qui est seul décisionnaire des actions.
Il est, par ailleurs, un complément indissociable de l'éclairage
et du hors-champ : le son ; autre adjuvant de l'économie de moyens. L'explicitation
devient alors sonore, plus que visuelle. Un bruitage à faire au mixage
est plus aisé qu'un maquillage sophistiqué à éclairer
sous un angle précis.
La même démarche (sonore et visuelle) est employée lors
du meurtre de Marty par Sam. L'avant et l'après sont vus, plein-champ,
mais jamais les deux ou trois secondes du meurtre à proprement parler
; la caméra filme : 1) la victime, proie de son meurtrier, 2) le meurtrier
commettant son forfait (l'action et la victime sont alors hors-champ), 3) la
victime (morte).
III - Analyse et interprétation de la séquence du meurtre
Plan 1 : Intérieur voiture nuit en plan demi-rapproché, puis extérieur
nuit en plan d'ensemble.
Entrée dans le champ du véhicule où se trouvent Laury et
Danny. (Laury, en invitant Danny chez elle, cherche à rendre son amant
Sam jaloux). Laury invite Danny à venir prendre un dernier verre après
la soirée qu'ils viennent de passer ensemble au casino.
Ils sortent du véhicule en se dirigeant vers l'arrière-plan, donnant
ainsi à la composition du plan la profondeur de champ.
Plan 2 : Intérieur maison nuit, salle de séjour.
Le champ est vide, la lumière est éteinte. Les deux personnages
entrent dans la pièce par la gauche, en plan de demi-ensemble. La caméra
suit en travelling avant Danny, puis en léger panoramique gauche - droite.
Plan 3 : Intérieur maison nuit, cuisine.
Analogie avec l'entrée de champ du plan 2 (la pièce est vide,
la lumière éteinte). Danny s'avance vers la caméra qui
le cadre en plan de demi-ensemble. Il allume la lumière, le cadrage permet
de découvrir Sam à l'arrière-plan. et une cuisine éclairée
faiblement, au mobilier austère. Sam, à l'arrière-plan
introduit la tension dramatique de la scène, car il n'a pas été
vu par Danny. Sam s'avance vers Danny, qui se retourne et le voit.
Plan 4 : plan poitrine de Danny
Le cadrage permet d'accentuer l'effet de confrontation entre les deux hommes,
car l'on est passé d'un plan de demi-ensemble à un plan poitrine.
Plan 5 : plan poitrine de Sam
Ce plan permet de "camper les positions" et de bien marquer les deux
forces en présence.
Plan 6 : plan poitrine de Danny
Danny tente de dédramatiser la situation, cela sans effet sur Sam. Le
comportement agité de Danny contraste avec l'attitude calme de Sam.
Plan 7 et 8 : plan poitrine de Sam, plan poitrine de Danny
Ces deux plans montés rapidement sont certainement destinés à
imprégner le spectateur de ces deux personnages et de faire monter la
tension.
Plan 9 : plan de demi-ensemble de la cuisine
Le cadrage permet au spectateur de réaliser le conflit qui va se dérouler
entre les deux hommes. Danny au premier plan (habits sombres), Sam à
l'arrière-plan (vêtu en clair). Sam, froid, ordonne à Danny
de quitter les lieux. Danny veut détendre les choses et ne réalise
sans doute pas sa situation critique.
Plan 10 : plan rapproché poitrine de Danny
Chaque phrase prononcée par Danny aggrave son cas (auprès de Sam)
Plan 11 : plan rapproché de Sam
Le type de cadrage fait sur Sam (on passe du plan poitrine au plan rapproché
poitrine) accentue la tension dramatique. Les propos tenus par Sam plus incisifs
et toniques.
Plan 12 : plan taille sur Danny
Il s'approche de Sam, et comprend que son interlocuteur risque d'être
"trop" ferme. Danny le menace d'un cran d'arrêt.
Plan 13 : plan rapproché poitrine de Sam
Plan 14 : plan moyen sur les deux hommes vus de côté
Sam se jette sur Danny et l'empoigne, l'obligeant ainsi à lâcher
son couteau. C'est donc le début de la rixe qui va être montrée
de manière assez dynamique, permise par un rythme de montage rapide,
par opposition à tous les plans précédents.
Plan 15 : plan d'ensemble de la cuisine
La composition du plan se fait par des ligne horizontales et verticales produites
par les arrêtes des meubles (table, armoire, évier). Les deux hommes
ont déjà amorcé la bagarre.
Plan 16 : gros plan sur Danny
Il reçoit un crochet du gauche par Sam. Il tombe en arrière; le
gros plan souligne la violence du coup et constitue une bonne explicitation
de la rixe.
Plan 17 : plan d'ensemble de la cuisine
Le raccord de montage est fait sur la chute en arrière de Danny. Le plan
d'ensemble permet d'ajouter une certaine emphase à la scène et
montre ainsi les répercussions de la bagarre sur le décor (renversement
de la table).
Plan 18 : plan poitrine de Sam
Le rythme de montage s'accélère, les actions sont plus vives,
les mouvements plus amples. Sam se baisse et prend l'arme de Danny. Il ramasse
le cran d'arrêt et le glisse dans sa poche.
Plan 19 : Plan rapproché poitrine de Danny en légère plongée
Danny attrape un long couteau de cuisine. Le cadre en légère plongée
rend implicite la domination physique de Sam, écrasant Danny. Le plan
rapproché poitrine sur Danny est extrêmement sombre, seules ressortent
les mains (tenant la nouvelle arme dont il vient de s'emparer), et le visage
(montrant les traits agressifs de Danny). Il se relève.
Plan 20 : plan moyen sur les deux hommes
Danny se jette sur Sam, mais son élan est stoppé par un nouveau
coup de poing venant de Sam, qui éjecte Danny à terre. Le plan
montre Sam seul. Très vite, Danny entre dans le champ par la droite pour
agresser Sam à nouveau.
Plan 21 : plan d'ensemble de la cuisine
Le raccord se fait une nouvelle fois sur la chute de Danny. Nouvelle emphase
créée par les mouvements amples. Sam ramasse le couteau de cuisine
de Danny prestement en se jetant vers la droite du champ. Le mouvement gauche-droite
de Sam accentue la dynamique de la gestuelle. La menace (pour Sam) est constituée
par le premier plan, c'est à dire, Danny.
Plan 22 : plan américain sur Sam
Le raccord se fait sur le mouvement, Sam revient vers sa position initiale,
par un mouvement, donc, droite-gauche. Maintenant, à son tour, il menace
Danny avec l'arme que celui-ci avait auparavant.
Plan 23 : plan rapproché poitrine de Danny en légère plongée
Même type de cadrage qu'au plan 19. La sensation "d'écrasement"
par Sam qui domine est toujours présente. Danny se relève en s'approchant
de la caméra.
Plan 24 : plan d'ensemble de la cuisine
Ce plan d'ensemble est amené par un fondu (du plan précédent)
extrêmement rapide et subtil. Il y a une légère contre-plongée
sur ce plan car la caméra est du côté de Danny (donc légèrement
écrasée par la supériorité de Sam). Les deux hommes
continuent de se battre. Au fond du champ, Sam plaque Danny à terre.
L'action devient très peu lisible. Seul le son permet de comprendre les
coups infligées à Danny par Sam.
Plan 25 : plan rapproché de Sam
Danny est hors du champ, Sam le frappe mortellement; le hors-champ visuelle
est relayé par le hors-champ sonore qui rend compte de l'agonie de Danny.
Puis, Sam se relève, suivi par un mouvement de caméra bas-haut.
En hors-champ sonore, l'on entend Laury qui appelle Danny. Sam se déplace
vers l'encoignure de la porte pour surprendre Laury qui va entrer. Pour ce faire,
il éteint la lumière. La caméra a effectué un léger
panoramique droite-gauche. Laury ouvre la porte, l'aspect dramatique est constitué
par la succession des actions dans le même plan; Sam va se retrouver derrière
Laury. Seul le spectateur (et Sam) a (ont)connaissance du danger. Seul le visage
de Laury est éclairé, laissant celui de Sam dans l'ombre, accentuant
ainsi pour le spectateur la notion d'une menace imminente.
Plan 26 : plan noir, illisible, adoptant certainement le point de vue de Laury
Plan 27 : gros plan, très sombre
Cette image laisse au spectateur deviner le chien qui vient d'entrer dans la
cuisine, vu du point de vue de Laury, c'est à dire une plongée.
Plan 25 : plan rapproché de Sam ; même valeur de cadre qu'au plan
25
Laury pénètre davantage dans la cuisine. Zoom avant sur le visage
de Sam. Ce mouvement de focale introduit les actions vives et dramatiques qui
vont suivre.
Plan 29 : plan moyen de la cuisine, éclairage très sombre
La pièce est faiblement éclairée, à l'exception
des visages des deux personnages. Raccord dans l'axe (par rapport au plan précédent)
sur Sam, permettant ainsi de voir Laury à nouveau (elle était
sorti du champ au plan précédent), ainsi que Sam, qui se retrouve
encore une fois à l'arrière plan. Il crée ainsi la profondeur
de champ, qui devient une fois de plus dramatique (cf. plans 3 et 9).
Plan 30 : gros-plan sur le visage de Sam qui observe Laury.
Cela concentre l'attention du spectateur sur les actions ultérieures
de Sam; c'est lui qui est placé en tant que décisionnaire des
futures actions.
Plan 31 : plan en caméra subjective du point de vue de Sam
On voit Laury - sa future victime qui lui tourne le dos - découvrant
le meurtre et amorçant un mouvement de recul.
Plan 32 : gros-plan sur le visage de Sam
Ce plan est identique au plan 30. Le montage de ce plan est accéléré
(par rapport au rythme de montage des plans 31 et 33).
Plan 33 : plan poitrine puis gros-plan de Laury
elle est vue de dos. Elle recule, s'approchant ainsi de la caméra et
de Sam. Elle tourne soudain la tête et voit Sam qui est en hors-champ.
L'éclairage est concentré sur le visage de la femme qui se retrouve
cadrée (par le biais d'un zoom) en gros-plan. Sam arrive par la gauche
dans le cadre et se précipite sur Laury pour la poignarder.
Plan 34 : plan américain de Sam
Il quitte le cadre. Seule une touche de lumière permet de contextualiser
la scène. Il assassine Laury en hors-champ. Seule ses cris et les coups
de couteau permettent de deviner l'action.
Plan 35 : gros-plan sur le chien qui aboie filmé en plongée
Il s'agit d'un plan de coupe qui permet d'éviter un raccord mouvement
sur Sam.
plan 36 : plan américain sur Sam qui s'est relevé
Il sort de la maison, après avoir accompli son double forfait.
L'on peut constater que tout au long de la scène, un léger fond
musical est présent. Il s'agit de la radio que Danny a allumée
au début de la scène, lorsqu'il est entré avec Laury. Cela
crée un décalage entre les actions dramatiques des plans et la
musique légère diffusée par la radio.
IV - Étude des personnages clés - la figure de la femme fatale
A - Articulation de la psychologie des personnages dans le récit
L'armature du récit se fait autour de deux thèmes déjà
éculés pour l'époque, c'est à dire le genre moribond
: la femme plus monstrueuse que l'homme monstrueux, et la vieille femme alcoolique
qui s'improvise détective pour venger une amie assassinée. Ces
thèmes, le scénario les fait littéralement éclater
à nos yeux par le truchement d'une liberté de développement
et de ton assez novateurs. Chaque scène, dans Born to kill, atteint son
paroxysme de violence, de burlesque ou de macabre. Une réplique, par
exemple, de Sam à Marty, qui met en garde Sam sur le danger des rencontres
féminines, après que ce dernier ait assassiné sa maîtresse,
Laury. Sam dit à Marty : "I've got a dame on my mind, but she's
dead." ("J'ai une femme en tête, mais elle est morte.")
B - Les personnages principaux
1) Sam Wild
De premier abord, l'on peut dire que le nom de Wild est en anglais, porteur
de sens et révélateur de la psychologie du personnage. Wild, en
effet, signifie "sauvage". C'est là que réside le trait
de caractère dominant de Sam. Il est impulsif et obéit à
ses envies immédiates. Il agit sans raisonner, et le film porte sur la
conséquence de ses actes irréfléchis, un double meurtre.
Donc, son caractère est violent et instinctif. Sa relation aux femmes
suit la même voie. Il est volage. Après avoir tué sa maîtresse,
il se marie et finit par séduire la säur de sa femme. En effet il entretient
un permanent rapport de séduction avec les femmes, seul succès
qu'il puisse avoir dans la vie; elles sont pour lui un faire-valoir. Ses rapports
avec les hommes sont très simples: amis ou ennemis qu'il tue. Sa nature
impulsive le conduit à avoir des crises de nerfs (relatées par
Marty s'adressant à Sam au début du film, après que ce
dernier ait commis le double meurtre). Sam fonctionne selon des principes sectaires
et grossiers : "(...) I don't want anybody cutting on me on anything. I
can have everything I want...".
2) Georgia Stapeless
C'est une femme riche dont la situation ne manque pas d'intéresser Sam.
Celui-ci voit en elle un moyen de s'accomplir professionnellement en passant
rédacteur du chef du journal de San-Francisco qu'elle détient.
Georgia, dont la fortune est considérable, est généreuse
avec ses proches. Sa säur Helen vit à son crochet, et cette situation
apparaît à Georgia comme naturelle. Sam va s'immiscer dans les
rapports des deux säurs et va faire surgir un conflit naissant autour de l'argent
et va s'envenimer sur un plan plus sentimental. Georgia est attirante mais son
caractère peu contrasté va vite lasser Sam qui va se retourner
vers Helen. Elle donne tout sans même y faire attention. Son argent a
fait d'elle ce qu'Helen ne sera jamais. Helen dit d'elle : "She's completely
innocent (...) She has the perfect face so that if she asks someone a question
they will give her the right answer...".
3) Mrs. Kraft
C'est une femme volontaire portée sur l'alcool. Elle est le déclencheur
de l'un des principaux näuds de l'action : Mrs. Kraft emploie le détective
qui va être l'instigateur de l'enquête. En effet, celle-ci cherche
à connaître la vérité sur le meurtre de son amie
Laury. Il est important de noter que Mrs. Kraft fait cela - elle le dit à
trois reprises dans le film - pour son amie "qui la faisait si souvent
rire". Osons en déduire, de sa part, une pointe d'intérêt
et de vénalité. Plongée dans les vapeurs de l'alcool, elle
cherche à poursuivre implacablement sa vengeance contre le meurtrier
de son amie Laury, qu'elle ne rencontrera à aucun moment dans le film.
C'est une femme à la fois pathétique, attachante et comique. Elle
devient le personnage de l'arrière-plan du film par excellence, tirant
presque les ficelles de l'intrigue et de l'enquête. Son apparence physique
forte et imposante la place en personnage clef du récit, aussi par sa
psychologie que par ses actions.
4) Helen Trent
Elle est d'apparence froide, mais séduisante cependant. Fine psychologue,
elle s'apperçoit de la relation vénale qui va vite se tisser de
Sam à Georgia. C'est une femme vertueuse en apparence, mais qui s'est
laissée séduire par le charme glacial de Sam, pour lequel sa fascination
est sans bornes. Helen dans son physique et son comportement a la rôle
de la femme fatale typique au genre de la série B. Ses traits physiques
et psychologiques sont analogues aux rôles tenus par Marlène Dietrich
dans sa filmographie. Les rapports de Helen à sa säur sont très
affectueux, elle l'aime. Cependant, ses rapports avec elle vont s'envenimer
dès lors que Sam va faire son apparition dans la vie de ces deux femmes.
Les rapports entre les deux säurs vont se pervertir autour du thème de
l'argent, car Helen vit aux crochets de Georgia ; Helen la déteste pour
cela : "Every time she pays a bill, everytime I see something I don't own,
that I'm only borrowing, I hate her for her money..." " Son argent
a fait d'elle quelque chose que je ne serai jamais...". Helen, dans son
caractère, cache de manière extrêmement ferme ses sentiments,
aussi bien à sa säur qu'à Sam. C'est une forme de défense
qui va rendre ses paroles et ses actions plus incisives. Dans la scène
où Helen est avec sa säur dans la chambre à coucher, son discours
est centré sur son envie d'avoir des renseignement sur Sam, éludant
ainsi les questions de Georgia. Ses actions "positives" envers Sam,
elle les justifie par son altruisme et sa dévotion pour sa säur.
De manière générale, on peut dire que la psychologie de
ces personnages (ainsi que de tous les autres) est relativement simple et analysable.
Sam présente peu de contrastes et s'affirme dans un type mental assez
rude, Mrs. Kraft (en allemand signifie force") est simplement marquée
par l'alcool et son physique, Georgia ne présente aucun contraste ; elle
est simplement bonne" (dans tous les sens du terme). Le seul personnage
qui a vraiment une valeur psychologique relativement dense est Helen, car ses
traits psychologiques ne sont pas immédiatement visibles, et prennent
du sens uniquement que sur la totalité du film, par opposition aux autres
personnages qui sont vite compris en l'espace d'une ou deux scènes. Elle
parvient à rester mystérieuse jusqu'au bout, tellement ses actions
sont imprévisibles.
C - Figure et caractéristiques de la femme fatale dans le film noir
Le genre noir des années 40 a vu émerger un nouveau type de rôle
féminin : la femme fatale. Elle est pleinement incarnée, dans
Born to kill, par Helen. En effet, la femme fatale est un thème récurent
au film B. Instigatrice des complots, manipulatrice d'hommes, elle est aimée,
mais aussi incomprise, occupant toujours un poste charnière dans le récit.
Poussée par une destinée qu'elle porte en elle, elle va agir selon
ses intérêts, pensant, parfois, répandre le "bien".
Les films où ce type de rôle est présent cherchent, dans
la plupart des cas, à expliciter cette destinée et à en
faire l'un des piliers dramatiques du film sur lequel le dénouement repose.
Dans Born to kill, l'explicitation de ce rôle de femme fatale passe essentiellement
par le dialogue qui parvient à mieux définir sa psychologie que
les images. En effet, la définition de la femme fatale trouve presque
son aboutissement dans la scène de la rencontre entre Helen et Mrs. Kraft
; elle dit à Helen : "You're the coldest iceberg woman that I've
ever saw" "You carry your own curse inside of you". Il s'agit
de l'annonciation du destin tragique de Helen, prédit par Mrs. Kraft.
Ses mots s'inscrivent dans la parfaite continuité des indices précurseurs
du sort de la femme fatale, annoncés et mis en scène tout au long
du film.
La femme fatale n'est pas uniquement perçue en tant que telle par le
spectateur, mais aussi par les autres personnages du film, qui souvent prophétisent
son malheur. En témoigne la scène entre Fred (son fiancé)
et Helen, dans laquelle il lui dit : "What you say and what you feel are
completely different things I've ever found out" "But it also seems
to me that when I first knew you, you had a heart, I don't think you have one
anymore". Il s'agit ici du parfait paradoxe résidant dans la femme
fatale. Le senti et le dit vivent en Helen un permanent conflit que Fred parvient
à déceler. Il entrevoit le devenir tragique de Helen et parvient
à mettre un terme, avant qu'il ne soit trop tard, à leur relation.
Cependant, par ses mots incisifs et non moins véridiques, il cherche
à prévenir ce potentiel tragique qu'elle conserve en elle. C'est
le destin de la femme fatale qui est presque annoncé dans les paroles
de Fred. Malheureusement, il s'agit d'une mise en garde trop tardive.
La scène entre Helen et Georgia à la fin du film dévoile
toute la perfidie de la femme fatale. Celle-ci cherche, par un discours insidieux
et hypocrite, à séparer sa säur de Sam, en le qualifiant de meurtrier
et de fou, cela afin de mettre un terme à leur relation (celle de Sam
et Georgia) maritale qu'elle ne peut plus souffrir. Il s'agit ici de l'achèvement,
à moins qu'il s'agisse d'un aboutissement de la psychologie de Helen.
Elle dévoile ici sa carte hypocrite qui s'était faite deviner
tout au long du film, vis-à-vis de sa säur. Ici, rancäurs et tensions
que l'on pourrait qualifier de psychologiques, sont clairement explicitées
et avouées. Toujours en cette fin de film, l'on assiste au climax de
la dramaturgie du film. Toutes les cartes sont abattues, aussi bien du côté
de Helen que du côté de Sam, tout cela devant Georgia qui devient
le point de convergence des sentiments contradictoires que tous ont nourri à
son égard, son mari et sa säur. La proximité affective de ces
trois personnages rend la scène extrêmement pathétique ;
celle-ci va s'achever quelques secondes plus tard dans une fusillade où
les plus pervers seront punis. La femme fatale est à l'origine du dénouement
; le bien et le mal s'affrontent en elle jusqu'à sa propre fin, qu'elle
provoque.
V - Analogies et différences entre le film Born to kill de Robert Wise
et le roman Deadlier than the male de James Gunn
Le film Born to kill est une adaptation du roman Deadlier than the male de James
Gunn. On note au premier abord que le roman comporte un nombre plus important
de personnages que le film. Cela est en partie explicable par la difficulté
pour la mise en scène de restituer et de recomposer l'atmosphère
et les tensions dramatiques présentes dans le livre. On peut relever
la présence, dans le roman, de cinq personnages notoires qui ne sont
pas adaptés dans la version cinématographique. Ce sont : Rachel,
la fille de Mme Krantz (dans le film Mme Kraft), Billie Wild, la säur de Sam
Wild, Jack Ferrand, lié de manière sexuelle à Billie, Docteur
Forrest Billings, psychiatre à San Francisco et son assistante Rosane.
Le film introduit un élément narratif propre au genre noir ; il
s'agit du détective Arnett dont la figure se retrouve dans beaucoup de
films du genre. Ce personnage remplace, dans le film, Mrs. Kraft du point de
vue de l'enquête. Mrs. Krantz est alors plus ou moins reléguée
à un second plan baigné des vapeurs d'alcool. Dans le livre, on
a à faire à un détective également, mais il occupe
une place beaucoup moins importante que Mrs. Krantz. Autres différences
notoires : dans le film, Sam fait la rencontre de Helen dans le train quand
il s'enfuit pour San Francisco, alors que le livre nous narre que Marty prend
le train avec Mrs. Krantz afin de lui extorquer des renseignements. Le livre
fait se rencontrer Sam et Helen grâce à Georgia. Dans le film,
Sam rencontre Helen, qui lui fait rencontrer Georgia. Sam voit Georgia pour
la première fois à Reno, dans le roman. Disons également
que dans le roman, Mrs. Krantz assume presque à elle seule l'enquête
sur le meurtre de Laury. Cette dernière est beaucoup plus âgée
dans le roman, avoisinant la cinquantaine, alors que le film nous la présente
comme une jeune fille fraîche et candide. L'articulation du début
de l'enquête se fait différemment. Mrs. Krantz suspecte Sam, dans
le livre par le biais de Billie qui vient chercher Marty à la gare. Billie
porte ce jour une broche de Laury que Sam lui a ensuite donné ; Mrs.
Krantz identifie immédiatement le bijou. Elle fait donc le lien entre
Marty, amant de Billie, elle-même säur de Sam. Parallèlement à
cela, le film met l'accent assez vite sur la figure de la femme fatale, tandis
que le livre fait cela de manière beaucoup plus subtile et indirecte.
La différence majeure entre le roman et le film se fait autour du personnage
du Dr. Billings, qui n'existe pas dans le film. Dans le roman, ce docteur est
presque capital. Sa fonction de psychiatre le place presque en confesseur de
tous les personnages du récit ; cela lui permet de reconstituer le puzzle
du double meurtre petit à petit. Cependant, Billings reste passif dans
le roman et ne met pas à "profit" toutes les révélations,
somme toute normale pour un docteur...
Outre ces disparités de "forme", qui sont toutefois assez peu
capitales en raison de la nécessaire adaptation que demande un film par
rapport à un livre, le roman comporte toutefois nombre de subtilités
narratives qui auraient pu être rendues à l'écran, par le
biais du scénario. Le plan psychologique demeure dans le film relativement
manichéen. Le livre de J. Gunn travaille les aspects mentaux des personnages.
Le film assène au spectateur des constitutions mentales de personnages
sommaires et grossières. Sam y est présenté comme un homme
charmeur, mais cela est inexpliqué (quelle femme voudrait d'un homme
qui parle peu, tue et violente sans motifs "valables", ne dit rien
de ses émotions...). Le livre, au contraire, dévoile toutes les
finesses de cet homme qui est en proie à un véritable malaise
intérieur ; ses entretiens avec le Dr. Billings nous ouvrent ses pensées
et nous rapprochent affectivement de lui. C'est grâce au docteur qu'on
le comprend. Dans le film, Sam est introduit comme personnage principal, mais
il n'exerce aucun attrait sur le spectateur. Nous sommes alors forcés
de le considérer davantage, en raison de son rôle clef, mais cela
à contrecäur car trop distant. Helen suit à peu près la
même voie. Le film nous la présente, comme le roman, telle une
femme fatale. Mais hormis sa froideur rendue à l'écran, que reste-t-il
de sa psychologie ? A peine un partage entre son amour pour Sam (qu'elle ne
lui révèlera jamais, contrairement à l'äuvre de J. Gunn)
et sa säur Georgia... Dans le livre, réellement, elle aime sa säur, et
sa torture intérieure est contée en détails pathétiques.
Nous sommes, en tant que lecteurs, témoins d'une perverse évolution
chez Helen ; celle-ci montre, au début du roman tous les signes extérieurs
d'affection pour sa säur : "Helen se sentit soudain envahie par un amour
débordant pour sa säur, plus qu'elle n'en avait ressenti depuis longtemps,
ainsi que par un attendrissement nostalgique devant cette innocence qu'à
l'âge de 27 ans Georgia possédait toujours intact, et qu'elle,
Helen, n'avait jamais connu de sa vie." Mais ensuite, et de manière
assez graduelle, ses sentiments vont se détériorer pour laisser
place à une haine plus visible que personne était à même
de prédire. Helen est presque toujours présentée comme
intègre chez Gunn, presque sincère envers sa säur, comme s'il
s'agissait d'une logique d'une franchise implacable. Le film de Wise effleure
tout juste les rapports sentimentaux des deux säurs (de lait, rappelons-le)
et présente vraiment Helen comme hypocrite et sournoise. Dans l'äuvre
littéraire, Georgia est malheureuse avec Sam et pense au divorce. Toutefois,
Helen tente de l'en dissuader, malgré sa propre relation avec Wild. Autre
personnage, Fred (le fiancé de Helen). Dans le roman, il est amoureux
de Georgia et se place presque en tant que son alter ego (riche et distingué).
Il explique d'ailleurs sa faiblesse à sa fiancée, Helen. Le film
nous le peint sommairement, comme un amoureux transi qui s'apperçoit
de son erreur à la toute fin, finissant par rompre, sans grande conviction
(la faiblesse du scénario rejoint alors la carence de la mise en scène).
Les traits premiers et vitaux des personnages ont été bien entendu
conservés ; le scénario les a considérés comme suffisants,
alors qu'ils ne sont qu'un avant-goût et une ébauche dece qu'ils
devraient être dans la version cinématographique finale.
La fin se fait dans les deux versions en coup de théâtre. Dans
l'une - le livre - Sam tue sa femme Georgia (résultat de l'accumulation
des rancäurs), dans l'autre, Sam tue Helen, laissant Georgia vivante.
Le film est donc très peu nuancé dans l'explicitation des psychologies
des personnages qu'il met en scène. La déception est d'autant
plus forte que le livre contient tous les indices narratifs pour que le film
eut pu être plus complet et vraisemblable. Peut-être que les exigences
spectatorielles étaient moins fortes fin 1940, cependant le bon sens
ne peut conduire qu'à un tel "constat" de manque d'éléments
capitaux à la bonne crédibilité diégétique
du film. Born to kill semble avoir raté sa vocation. Toutefois, il constitue
une figure emblématique du cinéma B d'après-guerre, ce
film est un mélodrame sombre et embrouillé qui ne manque cependant
pas d'intérêt dans la mesure où c'est le premier film noir
de Robert Wise. On y retrouve toutes les figures esthétiques et narratives
du genre sur lesquelles repose le scénario (le décor, l'éclairage,
les lieux d'action, la femme fatale, le meurtrier d'une froideur implacable...).
Toutefois, même si l'on décèle dans le film un talent certain
du réalisateur Robert Wise, la sensation de passer à côté
d'une äuvre immortelle reste présente. En effet, tous les éléments
du genre sont présents, les acteurs presque toujours talentueux, mais
trop de faiblesses de mise en scène nuisent de manière directe
à la réalisation. De plus, la psychologie des personnages diégétiques
est assez sommaire et manichéenne, voire sectaire.
Dès 1949, le genre noir proprement dit s'achève. Cet effacement
se laissait pressentir dans la période précédente et semble
essentiellement dû à:
- une crise du sujet, que le thème de l'insolite avait promptement déclenchée.
- un goût pour le réalisme radical chez les metteurs en scène
comme chez le grand public, où l'on doit percevoir, au moins en partie
aux Etats-Unis, l'influence des productions européennes et surtout italiennes.
Désormais on va essayer de faire "vrai" jusque dans les moindres
détails, et même de petits films dramatiques de catégorie
B seront tournés en décors réels. Hors cette orientation
était beaucoup plus compatible avec les séries traditionnelles
de psychologie criminelle et de gang.
Le style noir ne disparaît pas mais tend plutôt à se résorber
dans des séries voisines et, au même moment où le neo-réalisme
en modifie certains traits, il renforce la dose d'atrocité, de psychopathologie
ou de sensualité qu'il avait déjà introduite.
Eléments de bibliographie
Photogénie de la série B, Charles Tesson (Attention : homme prétentieux,
souvent exécrable dans ses rapports). Utilité de son ouvrage très
limitée dans la mesure où il ne s'agit quasiment que d'une vulgaire
compilation d'images extraites de films.
Dictionnaire des cinéastes, Georges Sadoul
Le montage au cinéma, Dominique Villain