The Gay Divorcee
Mark Sandrich
... Beautiful music...
... Frantic with dance ...
Par Amandine Moulette,
critique
Mark Sandrich, cinéaste américain né à New-York
en 1900, est tout d'abord réalisateur de courts métrages comiques
à la RKO. Sa compétence d'ingénieur l'amène ensuite
à diriger deux des premiers parlants : Runaway Girl (1928) et The Talk
of Hollywood (1929, sur un scénario de lui-même), satire des
balbutiements du cinéma, et dont l'échec lui vaut de revenir
aux courts métrages.
Ayant obtenu un oscar pour le court métrage musical So This is Harris
(1932), il tourne en 1934 deux burlesques mineurs : Hips Hips Hooray et Cockeyed
Cavaliers.
Mais son nom reste surtout attaché aux meilleures comédies musicales
de Fred Astaire et Ginger Rogers à la RKO. Cinq films en tout :
The Gay Divorcee (La joyeuse divorcée) - 1934
Top Hat (Le danseur du dessus) - 1935
Follow the Fleet (En Suivant la flotte)- 1936
Shall we dance? (L'Entreprenant Mr Petrov) - 1937
Carefree (Amanda) - 1938
La RKO semble l'avoir apprécié comme «yes-man»,
ne présentant aucune objection et ne dépassant pas les devis.
Il quitta ensuite la société pour la Paramount, et y réalisa
encore une petite quinzaine de films, dont quelques-uns musicaux : Holiday
Inn (L'Amour chante et danse - 1942, avec Fred Astaire et Bing Crosby) et
Here Come the Waves (1944), avant de mourir à Los Angeles (en 1945)
en travaillant à Blue Skies (La Mélodie du bonheur - 1946, avec
Fred Astaire et Bing Crosby et achevé par Stuart Heisler).
Nous allons étudier The Gay Divorcee, premier grand film musical de
celui qui dénommé par un critique «le modeste dandy».
Ses goût et talent pour le genre du musical font de Mark Sandrich un
réalisateur des plus générateurs. Il est aussi le deuxième
à avoir su utiliser le talent et le charisme merveilleux du jeune couple
Astaire-Rogers.
Nous mettrons en relation tout ce qui est de l'ordre de l'extrafilmique, puis
nous analysons l'oeuvre étudiée, c'est-à-dire la correspondance
entre les différents numéros musicaux et leur ancrage dans le
scénario.
I - Des atouts de base considérables
Le film de comédie musicale, s'il est en 1930 de valeur inférieure
au western, au film d'aventure ou à la comédie, arrive à
une perfection notable au début des années quarante. Petit à
petit, par sa restriction en nombre et donc une définition plus stricte,
il pu trouver sa légitimité.
En effet, il n'était d'abord essentiellement centré que sur
les Girls ou sur l'héroïne de parade, sorte de vecteurs définitifs.
Busby Berkeley, W.C.Fields renouvelèrent la séduction du genre
: pour le premier, chorégraphe, ce fut une profondeur de champ plus
travaillée au service d'une abstraction poétique et active;
pour le second, interprète, ce fut le comique absurde et corrosif.
Et c'est avec Fred Astaire que la comédie musicale selon Hollywood
allait trouver une personnalisation irrémédiable.
Né en 1899 dans le Nebraska, il débute à Broadway avec
sa soeur à l'âge de seize ans, dans la revue «Over the
top». Dès 1922, leur notoriété est telle qu'on
écrit pour eux, à commencer par Georges Gershwin. Sa soeur abandonnant
la scène en 1931 (pour se marier, de la même façon que
dans le film musical Royal Weeding - Stanley Donen, 1951), Astaire entre dans
le cinéma. Ce sera la rencontre avec Ginger Rogers.
A l'écran , les personnages interprétés et dansés
par Fred Astaire sont dénués d'angoisse. La fantastique science
rythmique de cette longue silhouette dotée de toutes les élégances
et de toutes les gaucheries transformées en grâce assurera la
pérennité universelle du genre.
Le personnage n'a jamais l'avantage du départ : maigreur, calvitie,
petite taille; et il est à chaque début de film dans des situations
précaires. Mais il possède un visage ironique et modeste, et
un corps toujours prêt à s'envoler vers la danse : ses handicaps
préalables sont rapidement effacés, en chantonnant, sans grande
variation d'harmonie, mais avec aisance et précision.
Caractérisé par les «tap-dances» (danses de claquettes),
il imposera une gesticulation toujours à la limite de la rupture, sans
pour autant se départir de la fixité rassurante d'un sourire
esquissé. Les bras, balancier informels, créent un nouvel espace
au service de sa propre dimension, faisant du danseur un équilibriste
au coeur d'une géométrie rare. Comme danseur, il ne mise pas
sur l'éclat, mais sur l'exactitude des gestes et l'économie
des forces. Là où Gene Kelly affronte la rigueur des géométries
abstraites des décors par des danses épiques, Astaire lui préfère
le rythme et la souplesse : rien qu'une prolongation du pas vers la marche,
rien qu'une envolée lyrique à la manière d'un chat (qui
possède une force de propulsion instantanée et retombe toujours
bien à terre), rien qu'une élégance sans contrainte des
gestes de l'amour. Il n'abandonne jamais son corps au mouvement, et cela,
par des arrangements entre le corps et le monde. Voilà pourquoi ilaffectionne
les accessoires légers, canne, parapluie, club de golf, que sa danse
entraîne en un moment.
Il faut rappeler que dans l'ombre du danseur, Hermes Pan, son chorégraphe
privé (depuis Flying Down to Rio, T.freeland - 1933), prônera
un renouveau de l'idée de l'individu chorégraphique. Il préféra
appliquer sa science et sa fantaisie à la confection d'un unique prototype,
contrairement à un bon nombre de chorégraphes des années
quarante, qui ne s'intéressaient qu'à l'idée de groupe.
Enfin, Astaire a contribué à réévaluer le rôle
du partenaire. Avant son apparition à l'écran, il était
fréquent de voir dissociés, de par l'importance de leur prestation,
deux danseurs. Mais avec Ginger Rogers (pour ne citer que la première
et la plus importante), il fut le parfait complément, refusant de truster
l'attitude chorégraphique.
Née en 1911 dans le Missouri, celle-ci est d'abord chanteuse et danseuse
dans divers music-halls, puis gagne New-York et le cinéma. Elle tournera
dix films avec Astaire. Leur couple alimenta la gazette hollywoodienne, mariage
de raison cinématographique ou passion commune pour un même métier?
Sûrement les deux, et il reste évident que leur inspiration égale
et virtuosité sans défaut ne concernaient pas qu'une carrière.
Sophistiquée et quelque peu anglaise dans les attitudes, Ginger Rogers
n'en fut pas moins l'un des plus beaux tempéraments du cinéma
musical passant sans effort de la danse romantique en costume aux bizarreries
clownesques et rythmiques des claquettes. Enfin, sa voix au timbre original
lui permettait de chanter avec glamour les tempos les plus rapides. Elle se
donne un personnage de fille moderne, indépendante et gouailleuse,
mais vertueuse et sincère. Elle trouvera ensuite dans le contexte dramatique
un remarquable terrain d'expression : vitalité, expression délibérée,
composition de figures multiples en un seul film, jeu sur la fausseté
même du jeu font d'elle font d'elle un personnage bien approprié
aux motifs de Wilder, Mc Carey, Hawks....
The Gay Divorcee est le deuxième film du couple Astaire-Rogers. Il
réunit aussi d'autres comédiens, dans des seconds rôles
de type comiques efficaces, qui associent caricatures fortes et plaisanteries
osées. Alice Brady (1892-1939) qui, après une grande carrière
dans le cinéma muet, interprète soit les grandes dames dans
les comédies musicales ou loufoques (Chercheuses d'or de 1935 - B.Berkeley;
My Man Godfrey - G.La Cava, 1936), soit au contraire les mères de famille
populaires. Ici, elle interprète une éternelle toquée,
très bourgeoise mais ayant un passé plus ou moins volage.
Mais surtout, le très grand Edward Everett Horton (1886-1970), qui
lui aussi commença au temps du muet, et incarna les hommes du monde
légèrement ridicules dans quelque 150 films! Il joua trois fois
sous la direction de Sandrich (The Gay Divorcee; Top Hat; Shall we dance?),
puis cinq sous la direction de Lubitsch, et pour Capra, Sternberg, Vidor,
Sirk... Il incarne ici un doux et charmant éberlué, ahuri, et
c'est aussi la seule fois où il s'essaie à danser et à
chanter (en arrivant à l'hôtel Bella Vista), et en maillot de
bain : c'est Let's K-ness K-ness, où il se cogne le genou à
chaque pas...
Les musiques et paroles sont signées Cole Porter (Night and Day); Mack
Gordon & Harry Revel (Don't Let it Bother You et Let's K-ness K-ness);
Con Conrad & Herb Magidson (A Needle in a Haystack et The Continental)
et dirigées par Max Steiner.
Cole Porter (1891-1964), compositeur et auteur de lyrics, n'a jamais été
poussé par des contraintes économiques dans sa carrière,
à l'inverse de beaucoup d'autres. De ses débuts à Venise
puis à Broadway, il affirmera un goût mélodique hors du
commun et rester un des plus doués des autodidactes de Broadway. Ses
qualités d'auteur complet (musique et textes) lui permettront de servir
au mieux la cohérence naturelle des musicals. Il n'y a qu'à
écouter Fred Astaire chanter sur ses compositions : on passe d'un rythme
persistant à un lyrisme total, mêlant des harmonies des plus
belles. Il composa la musique de quelque trente films, pour W.Seiter, R.Clair,
R.Del Ruth, V.Minelli, G.Cukor, G.Sidney, R.Mamoulian...
La chanson Night and Day donna son titre au film homonyme de Michael Curtiz,
qui était une biographie romancée de Cole Porter (interprétée
par Cary Grant - 1946).
Enfin, les décors sont signés Van Nest Polglase (1898-1968),
qui travaillera à la RKO de 1932 à 1941. Son oeuvre est vaste
et stylisée, marquée par de forts contrastes entre le noir et
blanc (cf. The Continental). Il est responsable, en tout cas, de la diffusion
cinématographique du style Art déco : ampleur, clarté,
aisance, géométrie, modernité.
II - Rendre supérieurs des atouts favorables
Le spectacle The Gay Divorcee fut mis en scène par Kenneth Webb et
Samuel Hoffenstein, sur un musical de Dwight Taylor. La première y
eut le 29 novembre 1932 à New-York; suivirent 248 représentations.
Les trois artistes principaux étaient Fred Astaire (déjà),
Claire Luce et Luella Gear. Le livret musical était déjà
aussi de Cole Porter.
L'histoire était la suivante :
«Imbroglio marital. Guy est nommé conciliateur dans l'affaire
de divorce qui oppose Mimi à son mari. Après des péripéties
et bien de dérobades, Guy et Mimi décident d'une façon
très sibylline de passer toutes leurs journées et toutes leurs
nuits ensemble».
Mark Sandrich, en l'adaptant cinématographiquement, reprit donc Fred
Astaire, et changea et étoffa quelque peu le scénario :
Deux américains, Guy Holden (F.Astaire), danseur professionnel et reconnu,
et son ami Egberg Fitzgerald (E.E.Horton), avocat sous la coupe de son père,
quittent Paris pour Londres. A la gare, Guy rencontre Mimi Glossop (G.Rogers)
et en tombe directement amoureux. Mais il ne sait rien d'elle. En réalité,
Mimi veut divorcer et, avec sa tante Hortense (A.Brady), va voir Egberg. Ces
deux derniers se connaissant (ancienne amourette), ils décident d'organiser
un adultère factice à l'hôtel Bella Vista, afin d'accélérer
les affaires de Mimi.
Tous les quatre se retrouvent là-bas, et Guy s'aperçoit que
Mimi est bel et bien la jeune femme de la gare. Il la séduit, et celle-ci
est écoeurée puisqu'elle prend Guy pour le fanfaron italien
censé «provoquer» l'adultère. Finalement, celui-ci
trouve, et Mimi, et Guy, et, après une brève explication, tout
rentre dans l'ordre : Mimi tombe elle aussi amoureuse de Guy. Le lendemain,
le mari arrive, le divorce est réglé et Guy et Mimi s'esquivent
directement pour se marier à Londres.
La critique de l'époque n'y vit qu'un joyeux vaudeville américain,
mais avec beaucoup d'humour : Astaire et sa désinvolture fantaisiste,
ses gags imprévus et renouvelés, et sa virtuosité de
danseur; Rogers déjà vue dans 42nd Street (L.Bacon) et Gold
Diggers of 1933 (M.LeRoy); des seconds rôles brillants; une ambiance
de cabaret... Il fut considéré comme un mixage plutôt
qu'un véritable film d'auteur : «reprise du cynisme de Lubitsch,
de la splendeur du music-hall et du désordre des Marx Brothers».
En réalité, il est facile de comparer The Gay Divorcee à
d'autres oeuvres antérieures, comme pour tout film. C'est d'ailleurs
avantageux pour le film si les similitudes sont intelligemment réalisées.
et c'est ce que Sandrich a réussi à faire, et réussira
encore dans les quatre autres films qu'il fera avec le couple Astaire-Rogers.
La particularité première, et elle sera largement utilisée
par la suite, sera de faire de Astaire un danseur de claquettes (Top Hat,
Follow the Fleet, Shall we dance?), et on insistera plus sur sa diligence
que sur son aura. Cependant, le stratagème correspondant consistera
à proposer au spectateur un monde modeste et même quelquefois
médiocre. Guy Holden n'a pas d'avance partie gagnée. Et c'est
ce qui est magnifique : Guy est danseur, et il chante et danse pour exprimer
ses sentiments, sa force de vie. Pas de ballet sérieux, pas de significations
profondes; rien que de la naïveté. Enfin, il est incarné
par un véritable danseur et chanteur, Fred Astaire, ce qui provoque
une aisance du spectateur à se laisser impressionner, et une aisance
d'Astaire lui-même puisque c'est sa formation.
L'objet des films est d'affirmer les vertus de la danse américaine
et la vérité du coeur, c'est-à-dire de défendre
une spontanéité traditionnelle dans la thématique du
musical.
Et cette spontanéité naturelle se reflétera essentiellement
dans le personnage de Fred Astaire. Le rôle fondamental appartient aux
pieds : les mouvements de bras n'ont pas de grande valeur chorégraphique,
ils suivent le mouvement. Le corps suit lui aussi, mais il ne souligne pas.
La danse n'est qu'une succession de pas, accompagnée de quelques gestes
mesurés et gracieux. Son corps a d'ailleurs perdu toute épaisseur;
il est devenu une pure silhouette. Sa minceur s'appuie sur son geste de danseur
qui définit des ombres successives et parfaites, sans déséquilibre
naturel.
Sandrich filme d'ailleurs les scènes de danse de façon tout
à fait simple et discrète : plans général et d'ensemble
pour en montrer la cohérence et le charme; plans rapprochés,
voire gros plans pour les sourires charmeurs d'Astaire et les airs malicieux
ou ironiques de Rogers.
Toutes les facultés du film reposent sur la finesse : c'est une communication
incessante et facile de la pensée avec l'action. Rien n'est rêvé
complètement, ni inespéré. Il faut simplement y croire.
Guy aime Mimi, mais la perd de vue sans arrêt et ne sait où la
retrouver. Et pourtant, il chante : A Needle in a Haystack, et cette scène
est heureuse. Et tout ce qu'il fera seul dans son appartement (chanter, se
voir en reflet, sauter par-dessus le canapé), il le refera plus tard
avec Mimi à l'hôtel Bella Vista. Autre chose : la chorégraphie
n'est jamais laissée au hasard des mots. Le chanteur vit les choses
par les mots qu'il fredonne, et par les choses correspondantes qu'il voie
dans le même temps (your face face à un buste de stuc, needle
face à une épingle de cravate...).
Mais que serait une comédie musicale si elle était entièrement
sérieuse, sans «dérapage contrôlé»?
Un essai musical tout au plus. C'est là que Sandrich prouve toute son
habilité à diriger le genre : il met en scène un scénario
fortement construit et y ajoute des brins de folie, de délire, dans
ses personnages. Tous y ont droit, et ce sont peut-être les amoureux
qui l'expriment encore plus, et ce, par leurs danses continuelles dont ils
ne peuvent se passer (Guy ne fabrique-t'il pas des silhouettes de papiers
découpés pour fuir l'italien et danser toute le nuit avec Mimi?).
Guy lance «porter» d'un ait innocent alors que Mimi veut le fuir
en emboutissant sa voiture. Mimi crie son nom de façon masculine, comme
une sauvage au volant.
Mais eux sont lucides de leur folie (le but est juste de cacher l'amour que
l'on a pour autrui), tandis que les autres traînent dans une caricature
irrémédiable : Egberg a toujours un air d'ahuri parfait, et
subit un décalage de lucidité face à l'action; Hortense
s'exprime par des mots fantaisistes («peanut») d'une voix mondaine,
n'arrête pas un instant de courir et de rire bêtement, et oublie
toujours ce qu'elle à dire; Tonetti (Erick Rhodes) spécule sur
sa prestance («Sécurité avec Tonetti, il préfère
les spaghetti»), trouve une dizaine de versions du mot de passe de l'adultère
(«La chance est un des noms du destin»), sa femme le trompe et
lui reste «aveugle»; tous les maîtres d'hôtel et garçons
de restaurant ont des difficultés de compréhension...
Bref, tout le monde semble au-delà de la réalité, et
c'est bien ce qui fait une comédie musicale : untel chante et danse,
comme dans une fable, un conte, un rêve ou une hallucination. Le scénario
exotique fait de Londres ou Paris moins des lieux réels et naïfs
où la danse entrerait par hasard que des pays rêvé pour
la danse.
Le bonheur s'empare de tous les protagonistes, paysages, objets, situations.
Il ne tient qu'à une décision, et n'est jamais triste ni coupable.
De toute évidence, le film ne se fonde pas sur le suspense. L'intrigue
tient du vaudeville. L'attachement vient donc de cette exaltation, de cet
enlèvement par-delà les nuages.
III - Une cohérence parfaite : la réussite
L'innovation du genre comporte une ouverture vers 1933-34 : on peut échapper
au mélodrame familial et traiter l'élément musical comme
une trame plutôt que comme motif. Le fonctionnement du son, devenu décoratif,
caractérise non plus une histoire, mais un genre, puisque c'est par
lui en somme que la copie diffère de son modèle.
Nul doute que Cole Porter a contribué à la richesse de la légende
parisienne : là sa musique trouve son mélange parfait d'allégresse
et de sensualité. Frémissement communicatif et délicatesse
de touche. Rêverie innocente et légère, qui appelle plus
de bienveillance que de tolérance (car Paris est bien vide en matière
de folklore). Mais pour compenser la manière trop mélodieuse
du compositeur, Sandrich a ajouté un grand numéro, très
rythmique, The Continental. Con Conrad y compose un hymne d'amour à
deux voix. Quel bonheur alors d'entendre Ginger Rogers murmurer la mélodie
ets'attarder sur certaines phrases, tandis que Fred Astaire sifflote et glisse
quelques jeux de mots. Il s'ensuit un numéro de claquettes, très
enjoué, puis l'italien reprend le refrain à son compte.
Cette volonté d'exactitude dans la stylisation se retrouve jusque dans
la photographie (de David Abel), en deux couleurs, le noir et le blanc, utilisés
avec une franchises qui touche l'insolence. Le blanc joue sur le noir : enseignes
parisiennes, bas noirs aux blanches jarretières (générique
de début); noir sur blanc : les ombres qui dansent. La fin s'amuse
de la fantaisie du noir et du blanc (The Continental). Contrairement à
Berkeley, qui avait déjà utilisé ce genre de netteté,
la volonté systématique de Sandrich s'étend ici à
l'ensemble du film, en assure son unité. La netteté du choix
souligne chaque acte et lui donne sa pleine valeur filmique. Le musical de
la RKO entreprend ainsi de faire échapper le détail à
l'oubli.
Chaque geste semble prêt à entrer dans un système, parce
que la simplicité de la stylisation produit, plutôt qu'un monde,
son organisation et sa règle. Ce sentiment de la régularité,
conforme au style d'Astaire, se forme d'autant mieux que la répartition
des couleurs est arbitraire : elles ne tiennent pas aux choses, mais à
la loi.
Une incroyable unité de style règne dans les décors.
Si les numéros musicaux se déroulent dans les architectures
les plus claires, la continuité entre ces lieux magiques et le quotidien
est soigneusement marquée dans la topographie aussi bien que dans la
manière. Un large usage du blanc contribue à diffuser ici et
là le sentiment de luxe aisance que portent à son paroxysme
les grands décors de ballets; lignes largement dessinées, mais
jamais soulignées, insistance des horizontales et marques d'extension,
tout contribue à ouvrir à la danse un espace solidaire du monde
quotidien. Contrairement aux films musicaux de la Warner, les communications
entre lampes et levers de rideaux sont ici visibles. Entrer en danse devient
un acte cinématographique, et le style Art déco découvre
les harmonies de l'étendue. Dès le début, à Paris,
Guy se voit contraint, et de façon très progressive, de monter
sur scène pour se légitimer en tant que danseur professionnel.
Dans sa chambre d'hôtel à Londres, tout en chantant A Needle
in a Haystack, il ose quelques mouvements dansants en s'habillant, puis quelques
claquettes, et finalement, se laisse complètement emporter par le rythme.
La RKO raffine le romanesque et élève l'élégance
(poupées blanches, costumes noirs de Guy, robes noires ou blanches,
et même N&B pour Mimi...) accentué par le teint si blanc
et si pur et sage de Ginger Rogers. Voilà qui conduit le récit
vers un dénouement inévitablement heureux.
Dans l'épisode parisien, les soulignements en N&B fait sentir ce
qu'il y a de brillant (enseignes), d'élégant (la danse), de
sensuel (les danseuses), de frivole (les poupées) dans la solitude
de Guy; en revanche les décors de Londres paraissent grisâtres,
c'est un obstacle, une épaisseur qu'il faudra traverser (de même,
Egberg, seul dans son bureau, joue aux poupées comme il le faisait
à Paris avec Guy). Arrivés à l'hôtel Bella Vista,
dès que Guy voit Mimi, ils «s'exilent» au bord de la mer
et où le ciel et la mer se confondent dans des valeurs nuageuses et
grisâtres. Rapidement, ils s'attirent à danser, et le contraste
N&B se fait clair : robe blanche de Rogers, costume noir de Astaire, en
intérieur Art déco jouant sur les géometries .
Les N&B n'ont pas de valeur thématique : ils blasonnent un domaine
de bonheur et d'artifice. Le but est de montrer que plus le contraste sera
élevé, plus le triomphe du bonheur, de la réussite et
de l'amour se font précis et concrets.
Luisance du mouvement, «épaisseur mate du réel»...
Le finale ne connaît plus que l'allégresse éclatante qui
convient aux fêtes chorégraphiques. Les paroles de The Continental
invitent à faire ce qu'on veut. Tous les styles s'affrontent : bataillons
de danseuses, variante de valse, mimes; que ce soit en maillot de bain ou
en robe du soir; moments italien, «jazzy» ou valsant.
Le décor présente la même variété : piste,
escaliers, portes tournantes.
La mise en scène repose sur une alternance très marquée
de plans de détail et de plans d'ensemble, ce qui contredit la façon
dont s'établit ordinairement l'espace cinématographique, mais
sans pour autant rejoindre Busby Berkeley. Sandrich n'invente pas l'espace,
il constitue la cellule dynamique où le lieu se recrée pour
mieux éclater ensuite dans l'étendue. Il la cerne, la définie
claurement et la densifie de danseurs.
De plus, Sandrich refuse l'utilisation du kaléidoscope, celle du fondu
enchaîné ainsi que la superposition : au lieu de s'engendrer,
les images se répondent. On refuse au spectateur tout témoignage
précis sur le rapport spatial entre le couple et le choeur. Cela reproduit
le tour syncopé de la musique (alternant entre le couple amoureux et
les danseurs anonymes, et entre les thèmes musicaux et chantés),
épouse le thème d'un antagonisme et d'une complémentarité
entre le microcosme amoureux et le macrocosme social (d'autant que les danseurs
forment des couples et s'embrassent, à l'image de ce qu'adviendra le
couple Guy-Mimi) et élargit l'empire de ce style accidenté qui
exige une franche opposition du noir et du blanc.
The Continental comporte aussi de longs plans-séquences (notamment
lorsque tous les danseurs laissent la piste de danse au couple) et est filmé
par de nombreuses plongées, ce qui valorise la chorégraphie
circulaire mise en scène.
La discontinuité s'affirme, la beauté de l'espace en vient.
Et c'est espace n'est bientôt qu'un espace de danse, de chansons; bref
de vivacité, non pas physique, mais affective.
The Gay Divorcee est une de comédies musicales les plus burlesques, peut-être
justement parce qu'elle ne date que de 1934, c'est-à-dire une dizaine
d'années après l'émergence de Keaton, Chaplin and Cie.
Cette caractéristique est due aussi au fait que le genre musical en lui-même
n'en est qu'à ses débuts : il est encore temps d'inventer, de
se risquer à proposer des idées loufoques.
Folie des personnages, folie des décors géométriques (par
leur forme et leur contraste), folie du nombre de figurants... Mais n'oublions
pas l'obsession du réalisateur à insérer la figure de la
femme, multiprésente dans ce film : l'arrivée à Paris et
ses cabarets, la recherche de Mimi dans les rues de Londres, les femmes du Bella
Vista interrogées par Tonetti, les danseuses de The Continental. Et bien
sûr la domination de celles-ci (par leur charme) sur les figures masculines
(Guy impressionné, Egberg transi, Tonetti manipulé).
Les femmes veulent plaire, les hommes sont éblouis. Alors ils chantent
et dansent.
Mais The Gay Divorcee, s'il reste un précurseur de la comédie
musicale singulière, est surtout dans le même temps le premier
film majeur de Sandrich, du couple Astaire-Rogers et du musicien Cole Porter.
Et quand chacun apporte de son savoir-faire, ça ne peut que réussir
!
Bibliographie :
A défaut d'un livre sur Mark Sandrich (...) :
De Broadway à Hollywood, A.Lacombe et C.Rocle (hors-série «Cinéma»
- 1981)
La Comédie Musicale, A.Masson (Stock)
Dictionnaire du Cinéma, J-L.Passek (Ed. Larousse).
et articles de quotidoens de l'époque.