The Gay Divorcee
Mark Sandrich


 
... Beautiful music...
... Frantic with dance ...


  Par Amandine Moulette, critique
 
Mark Sandrich, cinéaste américain né à New-York en 1900, est tout d'abord réalisateur de courts métrages comiques à la RKO. Sa compétence d'ingénieur l'amène ensuite à diriger deux des premiers parlants : Runaway Girl (1928) et The Talk of Hollywood (1929, sur un scénario de lui-même), satire des balbutiements du cinéma, et dont l'échec lui vaut de revenir aux courts métrages.
Ayant obtenu un oscar pour le court métrage musical So This is Harris (1932), il tourne en 1934 deux burlesques mineurs : Hips Hips Hooray et Cockeyed Cavaliers.
Mais son nom reste surtout attaché aux meilleures comédies musicales de Fred Astaire et Ginger Rogers à la RKO. Cinq films en tout :
The Gay Divorcee (La joyeuse divorcée) - 1934
Top Hat (Le danseur du dessus) - 1935
Follow the Fleet (En Suivant la flotte)- 1936
Shall we dance? (L'Entreprenant Mr Petrov) - 1937
Carefree (Amanda) - 1938
 
La RKO semble l'avoir apprécié comme «yes-man», ne présentant aucune objection et ne dépassant pas les devis. Il quitta ensuite la société pour la Paramount, et y réalisa encore une petite quinzaine de films, dont quelques-uns musicaux : Holiday Inn (L'Amour chante et danse - 1942, avec Fred Astaire et Bing Crosby) et Here Come the Waves (1944), avant de mourir à Los Angeles (en 1945) en travaillant à Blue Skies (La Mélodie du bonheur - 1946, avec Fred Astaire et Bing Crosby et achevé par Stuart Heisler).
Nous allons étudier The Gay Divorcee, premier grand film musical de celui qui dénommé par un critique «le modeste dandy». Ses goût et talent pour le genre du musical font de Mark Sandrich un réalisateur des plus générateurs. Il est aussi le deuxième à avoir su utiliser le talent et le charisme merveilleux du jeune couple Astaire-Rogers.
Nous mettrons en relation tout ce qui est de l'ordre de l'extrafilmique, puis nous analysons l'oeuvre étudiée, c'est-à-dire la correspondance entre les différents numéros musicaux et leur ancrage dans le scénario.


 
I - Des atouts de base considérables


Le film de comédie musicale, s'il est en 1930 de valeur inférieure au western, au film d'aventure ou à la comédie, arrive à une perfection notable au début des années quarante. Petit à petit, par sa restriction en nombre et donc une définition plus stricte, il pu trouver sa légitimité.
En effet, il n'était d'abord essentiellement centré que sur les Girls ou sur l'héroïne de parade, sorte de vecteurs définitifs. Busby Berkeley, W.C.Fields renouvelèrent la séduction du genre : pour le premier, chorégraphe, ce fut une profondeur de champ plus travaillée au service d'une abstraction poétique et active; pour le second, interprète, ce fut le comique absurde et corrosif.
Et c'est avec Fred Astaire que la comédie musicale selon Hollywood allait trouver une personnalisation irrémédiable.
Né en 1899 dans le Nebraska, il débute à Broadway avec sa soeur à l'âge de seize ans, dans la revue «Over the top». Dès 1922, leur notoriété est telle qu'on écrit pour eux, à commencer par Georges Gershwin. Sa soeur abandonnant la scène en 1931 (pour se marier, de la même façon que dans le film musical Royal Weeding - Stanley Donen, 1951), Astaire entre dans le cinéma. Ce sera la rencontre avec Ginger Rogers.
A l'écran , les personnages interprétés et dansés par Fred Astaire sont dénués d'angoisse. La fantastique science rythmique de cette longue silhouette dotée de toutes les élégances et de toutes les gaucheries transformées en grâce assurera la pérennité universelle du genre.
Le personnage n'a jamais l'avantage du départ : maigreur, calvitie, petite taille; et il est à chaque début de film dans des situations précaires. Mais il possède un visage ironique et modeste, et un corps toujours prêt à s'envoler vers la danse : ses handicaps préalables sont rapidement effacés, en chantonnant, sans grande variation d'harmonie, mais avec aisance et précision.
Caractérisé par les «tap-dances» (danses de claquettes), il imposera une gesticulation toujours à la limite de la rupture, sans pour autant se départir de la fixité rassurante d'un sourire esquissé. Les bras, balancier informels, créent un nouvel espace au service de sa propre dimension, faisant du danseur un équilibriste au coeur d'une géométrie rare. Comme danseur, il ne mise pas sur l'éclat, mais sur l'exactitude des gestes et l'économie des forces. Là où Gene Kelly affronte la rigueur des géométries abstraites des décors par des danses épiques, Astaire lui préfère le rythme et la souplesse : rien qu'une prolongation du pas vers la marche, rien qu'une envolée lyrique à la manière d'un chat (qui possède une force de propulsion instantanée et retombe toujours bien à terre), rien qu'une élégance sans contrainte des gestes de l'amour. Il n'abandonne jamais son corps au mouvement, et cela, par des arrangements entre le corps et le monde. Voilà pourquoi ilaffectionne les accessoires légers, canne, parapluie, club de golf, que sa danse entraîne en un moment.
Il faut rappeler que dans l'ombre du danseur, Hermes Pan, son chorégraphe privé (depuis Flying Down to Rio, T.freeland - 1933), prônera un renouveau de l'idée de l'individu chorégraphique. Il préféra appliquer sa science et sa fantaisie à la confection d'un unique prototype, contrairement à un bon nombre de chorégraphes des années quarante, qui ne s'intéressaient qu'à l'idée de groupe.
Enfin, Astaire a contribué à réévaluer le rôle du partenaire. Avant son apparition à l'écran, il était fréquent de voir dissociés, de par l'importance de leur prestation, deux danseurs. Mais avec Ginger Rogers (pour ne citer que la première et la plus importante), il fut le parfait complément, refusant de truster l'attitude chorégraphique.
Née en 1911 dans le Missouri, celle-ci est d'abord chanteuse et danseuse dans divers music-halls, puis gagne New-York et le cinéma. Elle tournera dix films avec Astaire. Leur couple alimenta la gazette hollywoodienne, mariage de raison cinématographique ou passion commune pour un même métier? Sûrement les deux, et il reste évident que leur inspiration égale et virtuosité sans défaut ne concernaient pas qu'une carrière.
Sophistiquée et quelque peu anglaise dans les attitudes, Ginger Rogers n'en fut pas moins l'un des plus beaux tempéraments du cinéma musical passant sans effort de la danse romantique en costume aux bizarreries clownesques et rythmiques des claquettes. Enfin, sa voix au timbre original lui permettait de chanter avec glamour les tempos les plus rapides. Elle se donne un personnage de fille moderne, indépendante et gouailleuse, mais vertueuse et sincère. Elle trouvera ensuite dans le contexte dramatique un remarquable terrain d'expression : vitalité, expression délibérée, composition de figures multiples en un seul film, jeu sur la fausseté même du jeu font d'elle font d'elle un personnage bien approprié aux motifs de Wilder, Mc Carey, Hawks....
The Gay Divorcee est le deuxième film du couple Astaire-Rogers. Il réunit aussi d'autres comédiens, dans des seconds rôles de type comiques efficaces, qui associent caricatures fortes et plaisanteries osées. Alice Brady (1892-1939) qui, après une grande carrière dans le cinéma muet, interprète soit les grandes dames dans les comédies musicales ou loufoques (Chercheuses d'or de 1935 - B.Berkeley; My Man Godfrey - G.La Cava, 1936), soit au contraire les mères de famille populaires. Ici, elle interprète une éternelle toquée, très bourgeoise mais ayant un passé plus ou moins volage.
Mais surtout, le très grand Edward Everett Horton (1886-1970), qui lui aussi commença au temps du muet, et incarna les hommes du monde légèrement ridicules dans quelque 150 films! Il joua trois fois sous la direction de Sandrich (The Gay Divorcee; Top Hat; Shall we dance?), puis cinq sous la direction de Lubitsch, et pour Capra, Sternberg, Vidor, Sirk... Il incarne ici un doux et charmant éberlué, ahuri, et c'est aussi la seule fois où il s'essaie à danser et à chanter (en arrivant à l'hôtel Bella Vista), et en maillot de bain : c'est Let's K-ness K-ness, où il se cogne le genou à chaque pas...
Les musiques et paroles sont signées Cole Porter (Night and Day); Mack Gordon & Harry Revel (Don't Let it Bother You et Let's K-ness K-ness); Con Conrad & Herb Magidson (A Needle in a Haystack et The Continental) et dirigées par Max Steiner.
Cole Porter (1891-1964), compositeur et auteur de lyrics, n'a jamais été poussé par des contraintes économiques dans sa carrière, à l'inverse de beaucoup d'autres. De ses débuts à Venise puis à Broadway, il affirmera un goût mélodique hors du commun et rester un des plus doués des autodidactes de Broadway. Ses qualités d'auteur complet (musique et textes) lui permettront de servir au mieux la cohérence naturelle des musicals. Il n'y a qu'à écouter Fred Astaire chanter sur ses compositions : on passe d'un rythme persistant à un lyrisme total, mêlant des harmonies des plus belles. Il composa la musique de quelque trente films, pour W.Seiter, R.Clair, R.Del Ruth, V.Minelli, G.Cukor, G.Sidney, R.Mamoulian...
La chanson Night and Day donna son titre au film homonyme de Michael Curtiz, qui était une biographie romancée de Cole Porter (interprétée par Cary Grant - 1946).
Enfin, les décors sont signés Van Nest Polglase (1898-1968), qui travaillera à la RKO de 1932 à 1941. Son oeuvre est vaste et stylisée, marquée par de forts contrastes entre le noir et blanc (cf. The Continental). Il est responsable, en tout cas, de la diffusion cinématographique du style Art déco : ampleur, clarté, aisance, géométrie, modernité.


 
II - Rendre supérieurs des atouts favorables


Le spectacle The Gay Divorcee fut mis en scène par Kenneth Webb et Samuel Hoffenstein, sur un musical de Dwight Taylor. La première y eut le 29 novembre 1932 à New-York; suivirent 248 représentations. Les trois artistes principaux étaient Fred Astaire (déjà), Claire Luce et Luella Gear. Le livret musical était déjà aussi de Cole Porter.
L'histoire était la suivante :
«Imbroglio marital. Guy est nommé conciliateur dans l'affaire de divorce qui oppose Mimi à son mari. Après des péripéties et bien de dérobades, Guy et Mimi décident d'une façon très sibylline de passer toutes leurs journées et toutes leurs nuits ensemble».
Mark Sandrich, en l'adaptant cinématographiquement, reprit donc Fred Astaire, et changea et étoffa quelque peu le scénario :
Deux américains, Guy Holden (F.Astaire), danseur professionnel et reconnu, et son ami Egberg Fitzgerald (E.E.Horton), avocat sous la coupe de son père, quittent Paris pour Londres. A la gare, Guy rencontre Mimi Glossop (G.Rogers) et en tombe directement amoureux. Mais il ne sait rien d'elle. En réalité, Mimi veut divorcer et, avec sa tante Hortense (A.Brady), va voir Egberg. Ces deux derniers se connaissant (ancienne amourette), ils décident d'organiser un adultère factice à l'hôtel Bella Vista, afin d'accélérer les affaires de Mimi.
Tous les quatre se retrouvent là-bas, et Guy s'aperçoit que Mimi est bel et bien la jeune femme de la gare. Il la séduit, et celle-ci est écoeurée puisqu'elle prend Guy pour le fanfaron italien censé «provoquer» l'adultère. Finalement, celui-ci trouve, et Mimi, et Guy, et, après une brève explication, tout rentre dans l'ordre : Mimi tombe elle aussi amoureuse de Guy. Le lendemain, le mari arrive, le divorce est réglé et Guy et Mimi s'esquivent directement pour se marier à Londres.
La critique de l'époque n'y vit qu'un joyeux vaudeville américain, mais avec beaucoup d'humour : Astaire et sa désinvolture fantaisiste, ses gags imprévus et renouvelés, et sa virtuosité de danseur; Rogers déjà vue dans 42nd Street (L.Bacon) et Gold Diggers of 1933 (M.LeRoy); des seconds rôles brillants; une ambiance de cabaret... Il fut considéré comme un mixage plutôt qu'un véritable film d'auteur : «reprise du cynisme de Lubitsch, de la splendeur du music-hall et du désordre des Marx Brothers».
En réalité, il est facile de comparer The Gay Divorcee à d'autres oeuvres antérieures, comme pour tout film. C'est d'ailleurs avantageux pour le film si les similitudes sont intelligemment réalisées. et c'est ce que Sandrich a réussi à faire, et réussira encore dans les quatre autres films qu'il fera avec le couple Astaire-Rogers.
La particularité première, et elle sera largement utilisée par la suite, sera de faire de Astaire un danseur de claquettes (Top Hat, Follow the Fleet, Shall we dance?), et on insistera plus sur sa diligence que sur son aura. Cependant, le stratagème correspondant consistera à proposer au spectateur un monde modeste et même quelquefois médiocre. Guy Holden n'a pas d'avance partie gagnée. Et c'est ce qui est magnifique : Guy est danseur, et il chante et danse pour exprimer ses sentiments, sa force de vie. Pas de ballet sérieux, pas de significations profondes; rien que de la naïveté. Enfin, il est incarné par un véritable danseur et chanteur, Fred Astaire, ce qui provoque une aisance du spectateur à se laisser impressionner, et une aisance d'Astaire lui-même puisque c'est sa formation.
L'objet des films est d'affirmer les vertus de la danse américaine et la vérité du coeur, c'est-à-dire de défendre une spontanéité traditionnelle dans la thématique du musical.
Et cette spontanéité naturelle se reflétera essentiellement dans le personnage de Fred Astaire. Le rôle fondamental appartient aux pieds : les mouvements de bras n'ont pas de grande valeur chorégraphique, ils suivent le mouvement. Le corps suit lui aussi, mais il ne souligne pas. La danse n'est qu'une succession de pas, accompagnée de quelques gestes mesurés et gracieux. Son corps a d'ailleurs perdu toute épaisseur; il est devenu une pure silhouette. Sa minceur s'appuie sur son geste de danseur qui définit des ombres successives et parfaites, sans déséquilibre naturel.
Sandrich filme d'ailleurs les scènes de danse de façon tout à fait simple et discrète : plans général et d'ensemble pour en montrer la cohérence et le charme; plans rapprochés, voire gros plans pour les sourires charmeurs d'Astaire et les airs malicieux ou ironiques de Rogers.
Toutes les facultés du film reposent sur la finesse : c'est une communication incessante et facile de la pensée avec l'action. Rien n'est rêvé complètement, ni inespéré. Il faut simplement y croire. Guy aime Mimi, mais la perd de vue sans arrêt et ne sait où la retrouver. Et pourtant, il chante : A Needle in a Haystack, et cette scène est heureuse. Et tout ce qu'il fera seul dans son appartement (chanter, se voir en reflet, sauter par-dessus le canapé), il le refera plus tard avec Mimi à l'hôtel Bella Vista. Autre chose : la chorégraphie n'est jamais laissée au hasard des mots. Le chanteur vit les choses par les mots qu'il fredonne, et par les choses correspondantes qu'il voie dans le même temps (your face face à un buste de stuc, needle face à une épingle de cravate...).
Mais que serait une comédie musicale si elle était entièrement sérieuse, sans «dérapage contrôlé»? Un essai musical tout au plus. C'est là que Sandrich prouve toute son habilité à diriger le genre : il met en scène un scénario fortement construit et y ajoute des brins de folie, de délire, dans ses personnages. Tous y ont droit, et ce sont peut-être les amoureux qui l'expriment encore plus, et ce, par leurs danses continuelles dont ils ne peuvent se passer (Guy ne fabrique-t'il pas des silhouettes de papiers découpés pour fuir l'italien et danser toute le nuit avec Mimi?). Guy lance «porter» d'un ait innocent alors que Mimi veut le fuir en emboutissant sa voiture. Mimi crie son nom de façon masculine, comme une sauvage au volant.
Mais eux sont lucides de leur folie (le but est juste de cacher l'amour que l'on a pour autrui), tandis que les autres traînent dans une caricature irrémédiable : Egberg a toujours un air d'ahuri parfait, et subit un décalage de lucidité face à l'action; Hortense s'exprime par des mots fantaisistes («peanut») d'une voix mondaine, n'arrête pas un instant de courir et de rire bêtement, et oublie toujours ce qu'elle à dire; Tonetti (Erick Rhodes) spécule sur sa prestance («Sécurité avec Tonetti, il préfère les spaghetti»), trouve une dizaine de versions du mot de passe de l'adultère («La chance est un des noms du destin»), sa femme le trompe et lui reste «aveugle»; tous les maîtres d'hôtel et garçons de restaurant ont des difficultés de compréhension...
 
Bref, tout le monde semble au-delà de la réalité, et c'est bien ce qui fait une comédie musicale : untel chante et danse, comme dans une fable, un conte, un rêve ou une hallucination. Le scénario exotique fait de Londres ou Paris moins des lieux réels et naïfs où la danse entrerait par hasard que des pays rêvé pour la danse.
Le bonheur s'empare de tous les protagonistes, paysages, objets, situations. Il ne tient qu'à une décision, et n'est jamais triste ni coupable. De toute évidence, le film ne se fonde pas sur le suspense. L'intrigue tient du vaudeville. L'attachement vient donc de cette exaltation, de cet enlèvement par-delà les nuages.


 
III - Une cohérence parfaite : la réussite


L'innovation du genre comporte une ouverture vers 1933-34 : on peut échapper au mélodrame familial et traiter l'élément musical comme une trame plutôt que comme motif. Le fonctionnement du son, devenu décoratif, caractérise non plus une histoire, mais un genre, puisque c'est par lui en somme que la copie diffère de son modèle.
Nul doute que Cole Porter a contribué à la richesse de la légende parisienne : là sa musique trouve son mélange parfait d'allégresse et de sensualité. Frémissement communicatif et délicatesse de touche. Rêverie innocente et légère, qui appelle plus de bienveillance que de tolérance (car Paris est bien vide en matière de folklore). Mais pour compenser la manière trop mélodieuse du compositeur, Sandrich a ajouté un grand numéro, très rythmique, The Continental. Con Conrad y compose un hymne d'amour à deux voix. Quel bonheur alors d'entendre Ginger Rogers murmurer la mélodie ets'attarder sur certaines phrases, tandis que Fred Astaire sifflote et glisse quelques jeux de mots. Il s'ensuit un numéro de claquettes, très enjoué, puis l'italien reprend le refrain à son compte.
Cette volonté d'exactitude dans la stylisation se retrouve jusque dans la photographie (de David Abel), en deux couleurs, le noir et le blanc, utilisés avec une franchises qui touche l'insolence. Le blanc joue sur le noir : enseignes parisiennes, bas noirs aux blanches jarretières (générique de début); noir sur blanc : les ombres qui dansent. La fin s'amuse de la fantaisie du noir et du blanc (The Continental). Contrairement à Berkeley, qui avait déjà utilisé ce genre de netteté, la volonté systématique de Sandrich s'étend ici à l'ensemble du film, en assure son unité. La netteté du choix souligne chaque acte et lui donne sa pleine valeur filmique. Le musical de la RKO entreprend ainsi de faire échapper le détail à l'oubli.
Chaque geste semble prêt à entrer dans un système, parce que la simplicité de la stylisation produit, plutôt qu'un monde, son organisation et sa règle. Ce sentiment de la régularité, conforme au style d'Astaire, se forme d'autant mieux que la répartition des couleurs est arbitraire : elles ne tiennent pas aux choses, mais à la loi.
Une incroyable unité de style règne dans les décors. Si les numéros musicaux se déroulent dans les architectures les plus claires, la continuité entre ces lieux magiques et le quotidien est soigneusement marquée dans la topographie aussi bien que dans la manière. Un large usage du blanc contribue à diffuser ici et là le sentiment de luxe aisance que portent à son paroxysme les grands décors de ballets; lignes largement dessinées, mais jamais soulignées, insistance des horizontales et marques d'extension, tout contribue à ouvrir à la danse un espace solidaire du monde quotidien. Contrairement aux films musicaux de la Warner, les communications entre lampes et levers de rideaux sont ici visibles. Entrer en danse devient un acte cinématographique, et le style Art déco découvre les harmonies de l'étendue. Dès le début, à Paris, Guy se voit contraint, et de façon très progressive, de monter sur scène pour se légitimer en tant que danseur professionnel. Dans sa chambre d'hôtel à Londres, tout en chantant A Needle in a Haystack, il ose quelques mouvements dansants en s'habillant, puis quelques claquettes, et finalement, se laisse complètement emporter par le rythme.
La RKO raffine le romanesque et élève l'élégance (poupées blanches, costumes noirs de Guy, robes noires ou blanches, et même N&B pour Mimi...) accentué par le teint si blanc et si pur et sage de Ginger Rogers. Voilà qui conduit le récit vers un dénouement inévitablement heureux.
Dans l'épisode parisien, les soulignements en N&B fait sentir ce qu'il y a de brillant (enseignes), d'élégant (la danse), de sensuel (les danseuses), de frivole (les poupées) dans la solitude de Guy; en revanche les décors de Londres paraissent grisâtres, c'est un obstacle, une épaisseur qu'il faudra traverser (de même, Egberg, seul dans son bureau, joue aux poupées comme il le faisait à Paris avec Guy). Arrivés à l'hôtel Bella Vista, dès que Guy voit Mimi, ils «s'exilent» au bord de la mer et où le ciel et la mer se confondent dans des valeurs nuageuses et grisâtres. Rapidement, ils s'attirent à danser, et le contraste N&B se fait clair : robe blanche de Rogers, costume noir de Astaire, en intérieur Art déco jouant sur les géometries .
Les N&B n'ont pas de valeur thématique : ils blasonnent un domaine de bonheur et d'artifice. Le but est de montrer que plus le contraste sera élevé, plus le triomphe du bonheur, de la réussite et de l'amour se font précis et concrets.
Luisance du mouvement, «épaisseur mate du réel»... Le finale ne connaît plus que l'allégresse éclatante qui convient aux fêtes chorégraphiques. Les paroles de The Continental invitent à faire ce qu'on veut. Tous les styles s'affrontent : bataillons de danseuses, variante de valse, mimes; que ce soit en maillot de bain ou en robe du soir; moments italien, «jazzy» ou valsant.
Le décor présente la même variété : piste, escaliers, portes tournantes.
La mise en scène repose sur une alternance très marquée de plans de détail et de plans d'ensemble, ce qui contredit la façon dont s'établit ordinairement l'espace cinématographique, mais sans pour autant rejoindre Busby Berkeley. Sandrich n'invente pas l'espace, il constitue la cellule dynamique où le lieu se recrée pour mieux éclater ensuite dans l'étendue. Il la cerne, la définie claurement et la densifie de danseurs.
De plus, Sandrich refuse l'utilisation du kaléidoscope, celle du fondu enchaîné ainsi que la superposition : au lieu de s'engendrer, les images se répondent. On refuse au spectateur tout témoignage précis sur le rapport spatial entre le couple et le choeur. Cela reproduit le tour syncopé de la musique (alternant entre le couple amoureux et les danseurs anonymes, et entre les thèmes musicaux et chantés), épouse le thème d'un antagonisme et d'une complémentarité entre le microcosme amoureux et le macrocosme social (d'autant que les danseurs forment des couples et s'embrassent, à l'image de ce qu'adviendra le couple Guy-Mimi) et élargit l'empire de ce style accidenté qui exige une franche opposition du noir et du blanc.
The Continental comporte aussi de longs plans-séquences (notamment lorsque tous les danseurs laissent la piste de danse au couple) et est filmé par de nombreuses plongées, ce qui valorise la chorégraphie circulaire mise en scène.
La discontinuité s'affirme, la beauté de l'espace en vient. Et c'est espace n'est bientôt qu'un espace de danse, de chansons; bref de vivacité, non pas physique, mais affective.

 
The Gay Divorcee est une de comédies musicales les plus burlesques, peut-être justement parce qu'elle ne date que de 1934, c'est-à-dire une dizaine d'années après l'émergence de Keaton, Chaplin and Cie. Cette caractéristique est due aussi au fait que le genre musical en lui-même n'en est qu'à ses débuts : il est encore temps d'inventer, de se risquer à proposer des idées loufoques.
Folie des personnages, folie des décors géométriques (par leur forme et leur contraste), folie du nombre de figurants... Mais n'oublions pas l'obsession du réalisateur à insérer la figure de la femme, multiprésente dans ce film : l'arrivée à Paris et ses cabarets, la recherche de Mimi dans les rues de Londres, les femmes du Bella Vista interrogées par Tonetti, les danseuses de The Continental. Et bien sûr la domination de celles-ci (par leur charme) sur les figures masculines (Guy impressionné, Egberg transi, Tonetti manipulé).
Les femmes veulent plaire, les hommes sont éblouis. Alors ils chantent et dansent.
Mais The Gay Divorcee, s'il reste un précurseur de la comédie musicale singulière, est surtout dans le même temps le premier film majeur de Sandrich, du couple Astaire-Rogers et du musicien Cole Porter. Et quand chacun apporte de son savoir-faire, ça ne peut que réussir !
 
Bibliographie :
A défaut d'un livre sur Mark Sandrich (...) :
De Broadway à Hollywood, A.Lacombe et C.Rocle (hors-série «Cinéma» - 1981)
La Comédie Musicale, A.Masson (Stock)
Dictionnaire du Cinéma, J-L.Passek (Ed. Larousse).
et articles de quotidoens de l'époque.