Les récurrences musicales
dans
Hiroshima, mon amour
Alain Resnais
(1959)


Par Amandine Moulette, critique
 
Après plusieurs courts métrages, notamment sur l'Art et sur l'holocauste, Alain Resnais réalise son premier longs métrages en 1958, sur un scénario de Marguerite Duras. Le producteur Anatole Dauman put donc permettre au cinéaste de mettre totalement en oeuvre son attachement pour la mémoire et l'imagination, l'amour et la souffrance, l'oubli.
 
Le compositeur de la musique de ce film est un italien, Giovanni Fusco, qui signa entres autres les musiques de Chronique d'un amour (1950), Le Cri (57), L'Avventura (60), L'Eclipse (62), Le Désert rouge (64), tous quatre de M.Antonioni. Cependant Georges Delerue collabora aussi au film (musique du Juke-box), et tous deux travaillèrent une seconde fois ensemble sur un autre film de Resnais, La Guerre est finie (1966).
C'est la première composition de Delerue pour un long métrage. Il introduit déjà sa notion du tendre et fait preuve d'une grande richesse mélodique - suivra la longue collaboration avec Truffaut. Fusco, quant à lui, a su introduire au cinéma des sonorités expérimentales de la musique contemporaine (c'est l'époque de Messiaen, Dutilleux, Boulez...).
 
La musique et plus généralement la bande-son, ont chez Resnais une fonction complètement dépendance de la caméra, et de l'esthétique de l'image en général. Elles n'ont en effet pas une fonction de remplissage ou de divertissement. "L'utilisation de la musique au cinéma est une chose qui m'intéresse depuis trente ans. J'ai toujours fait attention - dans mes courts métrages aussi bien que dans les longs - à l'organisation de la musique et à se qu'on pouvait en tirer", déclare Resnais en 1984. Nous allons étudier en quoi la musique et les dialogues prolongent les impressions visuelles, par le biais de leurs récurrences.
 
Hiroshima, mon amour est construit selon une structure musicale permettant de supprimer les enchaînements visuels. En cela, son rôle n'est pas d'être redondante aux images, mais de prolonger les impressions des images passées et à venir.
Les thèmes musicaux sont nombreux et récurrents. Le film constitue de ce fait une musique d'images par la beauté plastique et par l'interpénétration de ses thèmes visuels.
Les thèmes principaux sont les suivants :
* "Oubli", présent au générique de début et beaucoup plus tard, au café "Casablanca".
* "Corps", présent à divers moments, selon l'intensité d'amour évoqué ou vécu.
* "Fleuve", plus ou moins lors des vues de la ville.
* "Lyrique", incidence musicale des grandes scènes dialoguées, où la femme, souffrant, se dévoile.
* "Nevers", a contrario, rappelle son obstination heureuse à aimer un soldat allemand.
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Le thème de l'Oubli encadre quasiment le film. En effet, il introduit le film (c'est l'unique motif du générique, contrairement à d'autres séquences où plusieurs thèmes s'entremêlent), et crée directement un climat étrange et désolé par sa répétition de groupes de six notes identiques :
1/ trois fois six notes à la clarinette de même rythme et de même ton
2/ puis six notes différentes au piano avec ton variant
3/ reprise de 1/
4/ reprise de 2/ mais répétée trois fois (rythme plus rapide)
5/ reprise de 1/ puis répétée un octave plus haut, pour laisser entendre une contrebasse et une répétition continue du mouvement...
La suite laisse entendre seulement une flûte stridente (proche des sonorités japonaises) puis un piano soit répétitif et monocorde, soit de descentes rapides d'octaves, soit d'une mélodie lente et diversifiée, etc...
Le thème se fond alors ensuite dans le thème "Corps" lorsque ceux-ci apparaissent à l'écran.
Le retour du thème Oubli, quelques minutes avant la fin, succède au thème "Nevers", ultime évocation de l'amour allemand avant qu'il ne parte dans l'oubli de la mémoire. Les amants sont au café "Casablanca", chacun à une table. Ils se regardent. C'est l'aube et la française va quitter Hiroshima. On retrouve les mêmes nuances, avec la flûte stridente et la répétition des notes. Le rythme est saccadé. Puis un bref silence. La femme : "Je t'oublierai. Je t'oublie déjà". Le thème reprend avec crescendo du piano et fortissimo de l'orchestre, jusqu'à un arrêt brusque, comme le cri que poussa la femme.
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Le thème des Corps, au piano principalement et en résonance (puis reprise en orchestre), n'est quasiment joué que d'une seule main. C'est une petite mélodie sur un octave. Elle est lente, hésitante, tragique. Premier thème du film (après le générique), il présente une chaleur et une profondeur qui font contraste : il est évidemment associé aux amants, mais seulement à leurs corps (dérive vers d'autres thèmes lorsque nous voyons leurs visages), comme si le corps du Japonais se substituait à celui de l'Allemand.
Plus tard, lorsqu'ils se retrouvent chez le Japonais et qu'ils passent un des derniers moments intimes, le thème réapparaît. L'homme lui demande de raconter son amour de jeunesse alors qu'elle vit encore pleinement son amour actuel. Le thème est ici repris avec une plénitude intense, sur les alternances Hiroshima-Nevers. Les fondus entre les deux temps provoquent une insertion visuelle de l'allemand entre le couple; la musique provoque une insertion sonore.
Les autres insertions du thème naissent aussi de la "confrontation" passé/présent, aussi tragique soit-elle, puisque les deux amours finiront dans l'oubli (final).
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Le thème du Fleuve est une belle phrase mélodique heureuse, reprise une fois par piccolo et guitare. Il apparaît lui aussi la première fois dans le prologue, lié aux vues de "l'estuaire en delta de la rivière Ota". C'est une flûte alto qui l'interprète, de façon très lyrique (les notes sont tenues), et le thème se résout au piano dans le thème Corps.
Il réapparaît, comme une musique heureuse, au matin de leur nuit d'amour (le fleuve est en arrière-plan) - et c'est d'ailleurs au "Café du fleuve" qu'ils se sont rencontrés -, puis au réveil de leur deuxième nuit d'amour, par piccolo et guitare. C'est une musique très amoureuse dans le sens où elle est majoritairement composée d'arpèges consonants aigus. "Le Fleuve" est donc rattaché à l'amour des amants, mais plus à leur affection, leur confiance et solidarité qu'au charnel (thème des "Corps").
Pendant la longue séquence du café, la femme vit ses instants les plus rudes (son enfermement, être tondue, la mort de l'allemand...). Seules deux musiques sont présentes (juke-box, donc intradiégètiques); le bruit des grenouilles est quasi continu et on entend le bruit du moteur d'un bateau sur le fleuve. Il n'y a aucune dramatisation sonore. Seul le thème du Fleuve apparaît à la fin - en forme de nocturne au piano solo -, lorsqu'ils s'apprêtent à quitter le bar et à se quitter. C'est l'oubli qui est évoqué ici, l'oubli du malheur, de la guerre, de leur rencontre. Ils se sont connus au "café du Fleuve" et ils s'y quittent. Leurs rencontres suivantes ne se fonderont que sur l'hésitation. Ainsi, le thème n'est ensuite plus repris.
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Le thème Lyrique introduit un changement de style ou justifie une modification de ton : devant la coiffeuse, au matin, le Japonais devient lyrique (lorsqu'il parle de la jeunesse le jour de l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima) et le thème spécial (issu du thème "Musée") aide à la transposition.
Plus tard, dans l'intérieur nippon, lorsqu'il commence à découvrir la femme (en particulier le fait qu'elle n'appartienne à personne et qu'il ne pourra jamais la connaître tout à fait), le thème permet de supprimer les enchaînés visuels. En effet, le Japonais commence trois phrases par "Cela, il me semble l'avoir compris" et se retrouve successivement allongé, étendu puis dressé. Ces trois positions sont quasiment synchrones à la phrase musicale du thème, répétée de fait trois fois.
Le son du piano est comme "étouffé" par la contrebasse; la mélodie est répétée de façon assez hésitante, douce, timide. Soit A,B,C,D,E,F les six notes de la mélodie, du plus aigu au plus grave. Le thème "Lyrique" est alors : ABABA / CDCDC / EFEFE / EFEFE.
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Le thème Nevers cerne le souvenir heureux de la jeune femme. Il est allègre, rapide et gai. Il est lui aussi répétitif et simple, mais teinté de nostalgie par sa résolution (dans d'autres thèmes) :
1/ Montée d'octave en trois notes (A, B, C), répétées trois fois
2/ Descente d'octave en quatre notes en partant de A (soit : A, D, E, F)
3/ Reprise de 1/ mais en partant de F (donc la phrase musicale sera F, E, D)
4/ Reprise de 2/ en partant donc aussi de F ( donc la phrase musicale sera F, G, H, I ; avec I comme note la plus grave).
5/ Transition puis répétition de la mélodie au piano.
La première grande évocation du thème Nevers se situe après leur deuxième nuit d'amour, donc chez le Japonais, lorsque la femme lui raconte sa rencontre avec l'allemand. Le thème est souligné par le thème Corps qui l'encadre. Mais si l'héroïne est amoureusement comblée et revit sa vie antérieure à travers son amour japonais, les heures de Nevers reprennent le dessus. C'est ce qui annonce la résolution dans le thème Corps et ensuite dans celui Lyrique (où le Japonais sent qu'il ne pourra rien y faire).
Le thème ne réapparaît d'ailleurs que beaucoup plus tard, lorsque la femme se trouvera seule avec elle-même, à l'hôtel (Epilogue) dans sa salle de bain, puis dans la gare.
Elle est seule, hésite à marcher puisqu'elle ne sait où aller. Sur la musique se superpose un monologue intérieur où elle fait le bilan de ses deux amours, puisqu'ils sont condamnés au même sort. Le thème est alors transposé un octave au dessous, et, malgré sa rapidité, il parait flou, distant, sans espoir.
Dans la gare, entre deux annonces au haut-parleur de la Compagnie ferroviaire, la femme veut revoir Nevers et compare maintenant ses deux amours : le point de départ est l'allemand (thème de Nevers), puis le Japonais arrive (thème des Corps), enfin le passé est dévoré par le présent et tous deux sont promis à l'Oubli (thème de l'Oubli).
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Les autres thèmes (Musée, hôpital, blessés, ruines, tourismes) se succèdent dans les premières séquences du film, qui constituent le Prologue (environ 15 minutes, sans interruption de musique). La femme se souvient des atrocités de la bombe atomique, de ses conséquences sur les hommes et les bâtiments, et de ce qu'il en reste à cette époque, "faute d'autre chose". Les images alternent entre des plans rapprochés sur les corps enlacés des deux amants et sur des travellings de la ville, des blessés, des touristes...
Les exemples de contrepoint audio-visuel ne manquent pas dans le film, notamment dans le Prologue. En effet, le thème Musée est rapide, inquiétant et comporte un orchestre très varié, comme les rythmes répétitifs et saccadés; l'image quant à elle est formée de plans fixes ou de lents travellings et les personnages eux-mêmes sont très lents.
Le thème "Ruines" est une musique stridente au piccolo ponctué par le cor, mais très monocorde, sans élans passionnels; les images sont horribles puisqu'il s'agit d'enfants blessés au crânes chauves, aux peaux brûlées, atteints de problèmes respiratoires, mutilés.
En général, la musique est donc plutôt très variée et nerveuse (par sa rapidité et/ou sa répétition et/ou le son de ses instruments), alors que les images sont très froides, très peu contrastées, en attente. La voix féminine est présente tout au long de ce Prologue. Cependant, chaque ensemble thématique est séparé par la voix du Japonais qui dit à la femme qu'elle n'a rien pu voir, rien pu connaître de l'oubli. Des fragments de corps des amants apparaissent aussi en même temps que le thème "Corps".
A la fin par contre, il y a moins contrepoint que continuité de l'idée de plénitude amoureuse sur des images alertes (travellings dans les rues d'Hiroshima). Ici, la musique ne souligne pas le rythme interne de l'image, mais prolonge en nous une impression, celle de deux corps en fusion.
 
 
Nous avons pu voir que la musique n'est jamais construite sur une action dramatique, mais, bien au contraire, sur les sentiments des personnages. Il n'y a donc pas de suite d'actions, mais uns suite de mouvements intimes, et c'est ce que reflètent tous les thèmes du film : un thème musical ne sera pas attribué à une image particulière (elle ou lui, Nevers ou Hiroshima...) mais plutôt aux paroles, aux corps et à l'état d'esprit des deux personnages.
Le texte de Duras n'est que retour en arrière, c'est-à-dire dans le passé, tout autant envers l'amour allemand qu'envers la ville d'Hiroshima avant le bombardement. La musique est utilisée d'une tout aussi belle manière, puisqu'elle nous lie aux émotions de ce passé, et les récurrences sont aussi émouvantes puisque le rappel d'un thème nous rappelera une scène précédente.
Jacques Rivette dit à propos du film en juillet 1959 : "La définition que Stravinsky donne de la musique - "une succession d'élans et de repos" - me semble parfaitement convenir au film d'Alain Resnais, grâce à l'utilisation systématique de contrastes et, en même temps, la mise en évidence de ce qui les unit". C'est de ce rapport aux images et aux sons que Resnais a réussi à faire réellement un film musical, et non pas un film sur une musique (ou inversement).