L'äuvre de S.M. Eisenstein s'accompagne d'une théorisassion importante
qu'il commence à élaborer dès ses premiers films. La première
manifestation théorique d'Eisenstein se fait au début des années
1920, dans le troisième numéro de la revue LEF (journal artistique
du Front Populaire de Gauche dirigé par Meyerholdt) qu'il expose sa théorie
du montage des attractions. Son idéologie cinématographique aura
été marquée par ses débuts chez Ester Schubb, chez
qui il a commencé en faisant du remontage de films de fiction pour le
parti. Ensuite - certainement ce qu'il y a de plus important - il travaille
chez Meyerholdt, père du nouveau théâtre avant-gardiste.
Eisenstein y apprend la mise en scène théâtrale qui l'influencera
pour tous ses films. En 1923, pour le Proletkult, il réalise le film
Le Sage, qui est projeté sur la scène où se déroule
la pièce Le Carnet de Gloumov. Puis, Eisenstein se heurte à Meyerholdt
et part. Ce dernier comprendra et dira : "On ne peut pas rester élève
toute sa vie".
Eisenstein commence alors à réaliser ses films et à écrire
la théorie qui marquera son äuvre. Cette théorie porte essentiellement
sur le montage. Eisenstein élabore un nouveau langage cinématographique,
l'enchaînement des images a désormais un sens ; c'est ce qu'il
qualifie comme le montage des attractions. Il se sert bien sûr des expériences
de Koulechov sur le sens produit par l'enchaînement des plans cinématographiques,
en rajoutant sa volonté artistique et ses qualités sensibles.
Eisenstein établira qu'il y a quatre types de montage :
- le montage métrique, qui se fait d'après la longueur absolue
des plans
- le montage rythmique, qui se fait selon le rythme de l'action
- le montage tonal, qui est basé sur le sens émotionnel de la
séquence et les dominantes
- le montage obertonal, se faisant sur la perception physiologique ; il détruit
l'harmonie mélodique
La théorie des dominantes est certainement l'une des plus novatrices
d'Eisenstein ; la dominante est l'élément qui va revenir dans
les plans d'une séquence : une dominante peut par exemple être
une couleur, ou bien encore la longueur des plans peut devenir une dominante.
Eisenstein expose cette théorie en 1929, dans un article intitulé
La quatrième dimension au cinéma. C'est aussi en 29 que Poudovkine
accepte la théorie des conflits qu'a établie Eisenstein. Celle-ci
se fonde sur le groupement des personnages dans les plans, comme l'illustre
son film Le Cuirassé Potemkine (réalisé en 1924, Eisenstein
avait alors 25 ans) ; on assiste à un groupement des masses dans les
plans : l'unité de montage du peuple d'un côté, l'unité
de montage de l'armée tsariste de l'autre, et celle du cuirassé
révolté. Ces groupements de personnages sont présentés
séparément et finissent par converger dans un "punctum"
ressenti dès le début. Par exemple, la séquence des escaliers
d'Odessa de ce film se fait sur le mode du montage rythmique, en suivant la
vitesse de l'action. Le reste du film est en montage tonal.
Cependant, bien que les théories d'Eisenstein nous apparaissent aujourd'hui
comme fondées et vraies, elles l'étaient moins pour l'époque,
et le réalisateur fut remis plus d'une fois en question par ses contemporains
qui avaient une autre vision du cinéma.
Les débats théoriques de l'époque opposaient principalement
Dziga Vertov à Eisenstein. Vertov était partisan du "non-sujet"
dans le cinéma ; l'acteur représentant pou lui un danger pour
cet art qui ne doit pas être fait d'histoires. Il était également
reproché à Eisenstein de faire de la "non-fiction" et
d'accorder au montage trop d'importance au montage qui finit par détruire
l'action : c'est la polémique entre Eisenstein et les formalistes qui
le considéraient comme un réalisateur anti-drame. D'un côté
Vertov, d'un style pratiquement identique au documentaire, et de l'autre, les
formalistes, voulant une dramaturgie "pure" n'étant pas "salie"
de langage cinématographique.
Eisenstein s'est retrouvé confronté à Bela-Balazs, lorsque
ce dernier écrivit L'Homme Invisible, article où il expose ses
conceptions du réalisateur et du cinéma. Eisenstein, avec un autre
théoricien, répondent en co-signant un article intitulé
Bela oublie les ciseaux. En effet, Bela-Balazs, dans son article, accorde une
importance très faible au montage et pense que les plans longs sont préférables.
C'est bien sûr une conception presque opposée à celle d'Eisenstein,
qui fonde son cinéma sur le montage, la rythmique et le sens des plans.
Pour lui (Eisenstein), un plan plus un plan forment et donnent lieu à
un autre sens qui se dégage de l'enchaînement des deux précédents.
Eisenstein a été très novateur pour son temps. On trouve
dans ses films beaucoup d'aboutissements artistiques. En effet, son travail
de montage est doublé d'un effort énorme de composition à
l'intérieur des plans : lignes de force, dynamiques, points de structure
à l'emplacement du nombre d'or, etc. Revenons au Cuirassé Potemkine
: Eisenstein accentue la gradation du pathos à l'aide de plans également
: le paroxysme du pathos est atteint dans le film avec le drapeau rouge hissé
sur le mât du cuirassé révolté (ce drapeau est colorisé
en rouge dans la version russe initiale du film ; cela va devenir la base des
théories sur la couleur élaborées par Eisenstein.
Il apparaît donc comme presque évident que les contemporains d'Eisenstein
des années 20 n'étaient pas prêts à croire que le
cinéma devait être une sorte de synthétisation de tous les
autres arts. L'expressivité brute du talent d'Eisenstein s'est certainement
faite dans ses premiers films, comme Le Cuirassé Potemkine, ou encore
Octobre. Ses äuvres suivantes, comme la Ligne Générale ou Que
viva Mexico ! témoignent d'une volonté de recherche et peut-être
d'expérimentation esthétique plus que d'une volonté narrative.
C'est davantage en 1945 qu'Eisenstein dévoilera réellement ses
capacités d'organisation de la mise en scène, en réalisant
Ivan le Terrible. C'est une äuvre où aboutissements esthétiques
et narratifs se rejoignent, où l'emblème du père spirituel
d'Eisenstein - Meyerholdt - et celle du dictateur Staline apparaissent, dans
les traits d'Ivan le Terrible. Signalons que Staline a influencé les
archétypes du récit cinématographique, vers le milieu des
années 20. L'émergence de l'idéologie stalinienne a favorisé
l'apparition du héros dans les films soviétiques. Eisenstein a
également suivi cette voie ; comme quoi un film vit selon les mêmes
principes que les plans qui le composent, chacun ne peut être compris
que dans son contexte.