La musique dans le cinéma
de la Nouvelle Vague

 

Par Frédéric Gimello-Mesplomb
Docteur en Etudes Cinématographiques et Audiovisuelles
Chercheur au LARA (Laboratoire de Recherche en Audiovisuel, Université Toulouse II)
Auteur de "Georges Delerue, Une Vie" (Editions Jean Curutchet, 64640 Hélette, ISBN 290434878.6)


"Sauf dans les rares cas de cinéastes qui s'en occupent
beaucoup, la musique est presque sacrifiée dans
tous les films, et c'est un scandale permanent."
François Truffaut



Si l'on a conservé plus volontiers la célèbre boutade de Truffaut ironisant sur une Nouvelle Vague au sein de laquelle "le seul intérêt des cinéastes était les machines à sous", le renouveau musical propre au mouvement a été, lui, un peu oublié par l'Histoire. Pourtant, sous la Nouvelle Vague, le rôle de la musique dans le film s'est trouvé complètement revalorisé. Faut-il rappeler que le cinéma des années cinquante faisait la part belle à l'acteur, au beau verbe, dans le cadre d'un jeu très théâtral privilégiant l'aspect visuel et la locution. On ne s'occupait incidemment de la musique qu'à condition que cette dernière permette en aval l'espoir d'un "tube" en forme de ritournelle. Cette situation, dont les prolongements devaient durer jusqu'à l'aube des années soixante, outre qu'elle coulait littéralement des films qui auraient pu fort bien lui survivre, gagnait certains compositeurs, contraints de s'adapter esthétiquement à la condition sine qua non de leur gagne-pain. Perversité du système, la rémunération desdits compositeurs était jusque là calculée sur la durée, au mètre de pellicule "musique". On comprend aisément que, dans cette sorte de jeu de dupes, les musiques du cinéma français tardaient à se renouveler.
 
Le parti-pris des cinéastes de la Nouvelle Vague en rapport à la place et au poids de la musique dans le film sera d'abord du à la "notion d'auteur" revendiquée par ces derniers. La musique était paradoxalement un élément que les cinéastes de la Nouvelle Vague connaissaient mal. A quelques exceptions près (Rivette, Resnais, Chabrol), les auteurs d'alors vont se heurter à une technique et à un savoir étranger, arrivant à la fin d'une oeuvre qu'ils avaient pratiquement enfanté de A à Z. La crainte d'une sorte de "dépossession" d'un aspect artistique du film sera rapidement dépassée. On prendra conscience de l'impact émotionnel véhiculé par la musique, et on cherchera à prolonger le contact avec le musicien. Les parcours exceptionnels de Pierre Jansen aux côtés de Claude Chabrol (30 ans de collaboration); de Delerue avec Truffaut ou De Broca (30 ans également et 22 films avec ce dernier); de Michel Legrand avec Godard ou Demy; illustrent bien ce nouveau type de relation, plus utile aussi, techniquement, pour le cinéaste. François Truffaut en convenait largement :"J'ai des idées, mais je ne connais pas la musique. Souvent avec le musicien, le principal problème est celui du vocabulaire: quelquefois je dis à Delerue: "Je vois ça joué en haut du clavier!" ou quelquefois je me sers d'exemples ou de comparaisons littéraires: c'est pourquoi on a intérêt à ne pas changer de musicien à chaque film. Comme on arrive à se comprendre de mieux en mieux, ce serait idiot d'avoir tout à recommencer avec quelqu'un d'autre (In Cinéma 64, n° 86)."
 
Les cinéphiles découvrirent ainsi sur les génériques des films de la Nouvelle Vague tout un groupe de nouveaux musiciens: Michel Legrand, Antoine Duhamel, fils du célèbre écrivain, Alain Goraguer, autodidacte venu du jazz ou Maurice Jarre qui travaillera beaucoup avec Franju. Sans oublier Maurice Le Roux ainsi que Pierre Jansen qui bâtira la quasi totalité de sa carrière dans les pas de Claude Chabrol. Tous ont en commun une passion pour le cinéma. De leur côté, les cinéastes s'intéressent davantage à la force émotionnelle véhiculée par la musique. Deux interêts qui ne pouvaient que se rencontrer. Georges Delerue aime d'ailleurs à retracer l'évolution des mentalités à ce passage-là de l'histoire du cinéma:
 
C'était quand même assez fermé, à cette époque. La musique de film coûte cher et les producteurs ne veulent pas prendre de risques. J'ai bénéficié de l'arrivée de la Nouvelle Vague, qui a remis les pendules à l'heure. Il y a eu un renouvellement complet de la situation. Les gens de la Nouvelle Vague ne voulaient pas travailler avec des gens plus âgés. A tort ou a raison, ils ont voulu faire table rase, et c'est ce qui m'a permis de travailler pour des longs métrages. Ce qui me plaisait chez les réalisateurs de l'époque de la Nouvelle Vague, c'était l'amour qu'ils portaient à la musique, et cela, c'était nouveau... (In Frédéric Gimello-Mesplomb: La musique dans le cinéma de la Nouvelle Vague: symbolisme, forme, montage. Mémoire de Maîtrise d'Etudes Cinématographiques (direction Elena Dagrada/Jean-Pierre Bertin-Maghit), Université Bordeaux III, UFR SICA, juin 1996).
 
I/ nouveau cinéma, nouvelles musiques?
Le changement ne se limite pas à une simple liste de noms. De nouvelles musiques furent adoptées, répondant généralement mieux aux contraintes de brièveté liées à un montage qui devenait plus souple et moins académique. Les nombreux inconvénients de la musique néoclassique tonale utilisée jusque là dans le cinéma français furent, en l'espace de ces quelques années, très sérieusement remis en question. La musique de film avait en effet mis l'accent, depuis les origines du cinéma, sur les formes longues, développées. La prise de conscience par le spectateur d'un "pôle" tonal demandait de facto un certain développement du thème sur la durée; durée qui ne correspondait pas forcément à celle de la scène en question. Qui plus et, un éloignement de la tonalité de départ demandait une durée supplémentaire pour moduler et revenir à l'exposition de départ. D'où un encyclement de la musique de film. D'où deux discours parallèles, le film et sa musique, aux développements parfois contradictoires.
 
le jazz
D'autres solutions seront expérimentées, notamment l'utilisation de musiques athématiques, propres à s'adapter à des montages plus complexes, à des narrations moins linéaires. Baignés de cinéma américain, les cinéastes de la Nouvelle Vague furent visiblement influencés par l'Homme au bras d'Or, de Preminger (1955, musique d'Elmer Bernstein), l'un des premiers à avoir sorti le jazz des séquences de bar ou des ambiances urbaines. Le jazz apportait une véritable incidence psychologique au film de Preminger, l'athématisme incarnant les hésitations du personnage principal tenu par Sinatra, tiraillé entre ses penchants pour le jeu et la drogue. Dans la continuité Louis Malle déclancha un véritable engouement en 1957 avec la partition improvisée de Milles Davis d'Ascenseur pour l'échafaud. Expérience reconduite la même année avec Roger Vadim qui s'attacha le concours du Modern Jazz Quartet de John Lewis pour mettre en musique Sait-on-jamais?
 
L'exemple le plus proche de l'option de Preminger reste certainement l'agencement de la partition d' A bout de souffle de Godard, en 1959. La dimension improvisée intrinsèque au jazz apporte au film tout un ensemble de codes relativement neufs pour l'époque. Techniquement, Godard peut se permettre d'englober plusieurs séquences dans un même mouvement musical, chose difficilement applicable avec une musique à fort taux de mémorisation sans attirer l'attention sur une sorte d' "effet clip". D'autre part, l'athématisme permet un autre regard sur le film. Privé en effet de repère mélodique précis, sans possibilité de pouvoir anticiper l'évolution de la structure musicale, le spectateur se trouve plus ou moins consciemment invité à appréhender "en direct" les déplacements spatiaux du personnage. Le jazz, pour le Godard de 1959, devient le moyen de visualiser un espace de liberté. Une liberté qui rythme à chaque plan les allées et venues de son héros. A preuve: dès que Michel Poiccard apprend qu'il a été trahi, la musique disparaît du film. Le temps, dont le jazz avait fait disparaître les repères cadenciels, devient désormais compté. Le coeur de Belmondo battait donc bien au diapason du piano de Martial Solal. L'imprévisibilité du héros, au devant duquel s'ouvre le scénario, l'imprévisibilité de ses déplacements, mais aussi l'imprévisibilité du temps T où la loi du polar reprendra tragiquement son droit sur cette cavale, autant de facteurs "visualisés auditivement", si l'on s'en tient à ce que Godard lui-même a toujours revendiqué: "Je pense que l'on peut entendre les images et voir la musique".
 
 
musiques contemporaines
Une autre dimension intéressante dans les films de la Nouvelle Vague reste certainement l'arrivée de la musique contemporaine à l'écran, chose jusque là par contre quasiment inédite. Les cinéastes remplacèrent volontiers les partitions romantiques des années 40-50 par des pièces courtes, interprétées par de petits ensembles; plus souvent il est vrai par obligation matérielle que par choix délibéré, si l'on regarde du côté de l'étroitesse des budgets. Pourtant, de cette contrainte naîtra une évolution sensible de l'esthétique musicale du cinéma français d'alors.
 
La Nouvelle Vague laissait en effet entendre la musique qu'il faisait bon écouter dans les lieux alors prisés par le mouvement intellectuel parisien, notamment au Domaine Musical. Le domicile personnel de Pierre Boulez, rue Beautreillis, était d'ailleurs devenu, dans les années qui précédèrent la Nouvelle Vague, un véritable lieu de réunion pour les artistes soucieux de radicaliser leurs recherches: on y croisait Armand Gatti, Michel Fano, Michel Philippot, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Jean Saby. Michel Fano se souvient: "On se réunissait comme des conspirateurs. On discutait stratégie, lutte... (Entretien avec Jésus Aguila, 20 janvier 1988.)".
 
On semble oublier l'impact de la musique contemporaine en ces années-là sur les mouvements artistiques en général et sur le cinéma en particulier. Installé à Baden Baden à partir de 1958 en tant que compositeur en résidence auprès de l'Orchestre du Südwestfunk, Pierre Boulez entretenait des relations privilégiées avec les festivals de Darmstadt et de Donaueschingen. Si bien qu'à Paris, de 1958 à 1961, le Domaine Musical donnait à entendre les oeuvres les plus radicales des compositeurs post-weberniens d'outre-Rhin. Mais l'inverse se vérifiait aussi: Etudes III de Jean Claude Eloy, créé avec un retentissement considérable par Ernest Bour au Domaine en 1962, fut repris l'année suivante par Boulez à Darmsadt.
 
La Nouvelle Vague s'inscrivait pleinement au carrefour de ces mutations de la création musicale. Entre les nouvelles théories musicales et la musique d'un cinéma qui cherchait un peu partout à se renouveler, des ponts furent souvent jetés. Ainsi, de nombreux compositeurs de musique contemporaine n'ayant jamais travaillé pour le 7ème Art se retrouveront, en l'espace de quelques années, très sollicités par les jeunes réalisateurs: Maurice Ohana compose pour le film de Jacques Baratier Goha le simple (1957), Eric Rohmer demande à Louis Sauguer la pièce pour violon solo entendue dans Le signe du lion (1959), Philippe Arthuys signe les musique de Paris nous appartient de Jacques Rivette (1960) et des Carabiniers de Godard (1963), Serge Nigg celle du Combat dans l'île d'Alain Cavalier (1961), et Jean-Claude Eloy crée une atmosphère anachronique pour deux autres films de Rivette: La Religieuse (1966) et l'Amour fou (1969). Pierre Barbaud sera demandé par Marker (Lettres de Sibérie, 1958) et Rouch (Chronique d'un été, 1961). La quasi totalité des musiques des films de Claude Chabrol seront composées par Pierre Jansen, ancien élève dodécaphoniste de Leibowitz et de Messiaen; tandis que l'option audacieuse des "partitions sonores" (fusion contrôlée de musique concrète, dialogues et bruitages) sera expérimentée par Michel Fano sur les films d'Alain Robbe-Grillet (L'Immortelle, 1963).
Ailleurs, le célèbre pamphlet sur la musique de film écrit par Hanns Eisler circulait parmi les cinéastes dans son édition originale de 1944. Disciple de Schönberg, collaborateur de Brecht et de Weill, Eisler développait dans "Composing for films" une conception politique de la musique de film, ne se privant pas d'égratigner au passage les clichés néo-romantiques du cinéma commercial, propres, selon lui, à une inhibition de l'esprit critique du spectateur. Resnais note:
 
"J'ai eu la chance que Hanns Eisler vienne de Berlin pour faire la musique de Nuit et Brouillard, j'ai beaucoup appris avec lui. C'était une époque où il n'y avait rien sur la musique de film, si ce n'est justement le livre d'Eisler (...) On essayait d'avoir des tuyaux, on travaillait un peu à l'aveuglette. Il y avait le livre de Karel Reisz, qui m'a beaucoup appris, et sur la musique il n'y avait que le bouquin d'Eisler, qui a été traduit récemment. J'ai du l'avoir assez tôt, et ça m'a guidé (Entretien avec François Thomas, in François Thomas: L'Atelier d'Alain Resnais, Flammarion-Cinémas, Paris 1989)... "
 
Cette conception de la musique de film sera expérimentée dans L'année dernière à Mariembad (1962), film dans lequel l'image de la haute bourgeoisie devient une sorte de fresque surréaliste et intemporelle, retranchée par la musique dans un monde hermétique et mort. Tout ceci en grande partie par le jeu ininterrompu de la partition atonale et lancinante, à l'orgue, de Francis Seyring... Dans Muriel ou le temps d'un retour (1963, musique d'Hanns Werner Henze), Resnais fit preuve d'un parti-pris assez voisin: l'impact dramatique de la partition était judicieusement dosé, en fonction de l'idéologie présente au centre du film, dans une suite d'événements musicaux montés comme on aurait monté un opéra filmé. Une évolution qui ne laissait pas insensible un Jacques Rivette alors parmi les plus fervents défenseurs des musiciens de son temps. Ce dernier notait déjà, lors de la sortie d'Hiroshima mon Amour, en 1959:
 
"Les problèmes que se pose Resnais à l'intérieur du cinéma sont parallèles à ceux que se pose Stravinsky en musique. Par exemple, la définition que Stravinsky donne de la musique, "une succession d'élans et de repos", me semble convenir parfaitement au film d'Alain Resnais. (...) Le principe de la musique de Stravinsky, c'est la rupture perpétuelle de la mesure. La grande nouveauté du Sacre du Printemps était d'être la première oeuvre musicale où le rythme variait systématiquement. A l'intérieur du domaine rythmique, pas de domaine tonal, c'était presque une musique sérielle, faite de l'opposition de rythmes, de structures et de séries de rythmes. et j'ai l'impression que c'est ce que cherche Resnais quand il monte à la suite l'un de l'autre quatre travelling, et brusquement un plan fixe, deux plans fixes, et de nouveau un travelling. A l'intérieur du contraste des plans fixes et des travelling, il essaie de trouver ce qui les réunit. C'est à dire qu'il cherche à la fois un effet d'opposition et un effet d'unité profonde. (in Les Cahiers du Cinéma, juillet 1959)
 
 
le contrepoint musical
Loin des tentatives sérielles, quelques cinéastes férus de contrepoint musical, recyclèrent avec un certain bonheur la célèbre boutade de Renoir "Il me semble qu'il faudrait, avec les mots "je vous aime", mettre une musique qui dise "je m'en fous". Certes, là non plus l'invention n'était pas neuve, et l'école du cinéma Russe en fut longtemps le premier laboratoire d'essai. Pourtant, au début des année 60, le contrepoint musical prit une dimension plus prononcée avec des cinéastes tels que Franju, Marker ou Pialat. On s'aperçoit par exemple que tous les films de Franju ayant précédé la période reposaient généralement sur le principe. Dès 1949, avec Le sang des bêtes, documentaire terrible sur les abattoirs parisiens, la violence des images contrastait déjà avec la voix off, angélique, presque irréelle, de la jeune Nicole Ladmiral. Expérience reconduite au fil des courts-métrages jusqu'en 1957, soit avec les musiques de Maurice Jarre, soit avec celles de musiciens plus anciens (Auric, Wiener) ce qui ne semblait pas tellement gênant pour le cinéaste; l'essentiel étant, au delà d'un aspect musical anecdotique (javas, musettes, tangos, musiques de cirque...), la création d'un rapport de provocation par la non coïncidence musique/image. L'anecdote rapportée par Jean Wiener au moment de mettre en musique Notre Dame, Cathédrale de Paris est succulente:
"Franju me montre son film qui, naturellement, est remarquable; ensuite, longuement, devant des verres (...), il m'explique l'espèce de musique qu'il souhaite. "A l'endroit du jubé, tu te rappelles, ça tourne, je voudrais... la fête à Neu-Neu... Tu vois ce que je veux dire?" Je lui réponds que je vois parfaitement clair, mais qu'il faut "en prendre et en laisser", et ce que j'ai compris c'est qu'il ne veut pas des choeurs rehaussés de grandes orgues, qu'il est anticlérical, et que je vais essayer de trouver une instrumentation "laïque" ! (...) Après quelques semaines vint l'enregistrement. J'avais "fait" mon orchestre, choisissant ce qu'i y a de meilleur parmi les instrumentistes, dont les excellents "bois" de Paris, le tout sous la direction d'André Girard. Deux des trois producteurs présents au studio me félicitèrent. Tout c'était passé aussi agréablement que possible. Je n'ai aucune nouvelle du film quand, dans un couloir des studios de Boulogne, je rencontre la monteuse de Notre-Dame: "Croyez-vous, quelle histoire!" me dit-elle. Comme je semblais ne pas comprendre de quoi elle parlait, elle reprit: "Peut-être ne savez-vous pas ce qui se passe pour le film de Franju? Et elle se mit à me raconter que le directeur du Centre de la Cinématographie avait vu la première copie du film et avait dit qu'il refusait une telle musique. "Vous direz à Monsieur Wiener que, chez nous (A re-situer dans le contexte politique de l'époque, Wiener étant alors fort connu, dans les milieux du cinéma, pour son appartenance militante au PCF), on ne pisse pas dans les cathédrales! (In Jean Wiener, Allegro Appassionato, ed. Belfond, Paris 1978, p.184 )". D'autres cinéastes nous ont fait découvrir les richesses d'un contre-montage en alignant, en réaction à l'écriture filmique traditionnelle, les différentes scènes du film dans un montage cut englobant systématiquement son, musique et image. Ce procédé était loin d'être innocent. En effet, d'après les résultats d'expériences établies ces dernières années dans le giron de la recherche cinéma/cognition [Grimes, T.: Audio-Video correspondance and its role in attention and memory, in Educational Technology Research and developpement, vol. 38, New York 1990, pp. 15-25.
Lipscomb, S.D.: Perceptual judgment of the symbiosis between musical and visual components in film (Thèse en Cinéma (PhD) soutenue à l'Université de Californie, Los Angeles, juin 1990.)], il a été formellement établi qu'en l'absence de raccord sonore ou musical d'une scène à l'autre, l'attention du spectateur, troublée, se recentre alors en priorité sur l'image. On comprend aisément tout intérêt apporté par ce type de montage aux documentaires ou à certains films expressément visuels, composé d'images chocs par exemple. Le court-métrage de Maurice Pialat, L'amour existe (1960), repose ainsi sur le procédé, avec en thématique permanente les bidonvilles à trois minutes des Champs-Elysées. Images de pauvreté garanties. Par ce geste de négation des codes sonores en vigueur, Pialat, tout comme Franju, ouvre une porte pour véhiculer par l'anti convention sonore un certain discours social pas forcément déguisé. Et pourtant, en 1960, aucune étude scientifique ne pouvait démontrer avec certitude l'impact de cette forme de montage son.
 
II/ Innovation contre tradition? Le dilemme musical de la Nouvelle Vague.
Pour les cinéastes de la Nouvelle Vague, l'innovation musicale n'était pas toujours devenue une fin en soi. Chez Truffaut par exemple, des films comme Les 400 coups, Tirez sur le pianiste ou Jules et Jim oscillent constamment entre l'adoption de parti-pris originaux (distance émotionnelle, montage musical permettant une compression du temps narratif) et des utilisations plus traditionnelles, voire quelque peu dépassées. Une tendance que le cinéaste revendiquait complètement: "En fait, je crois qu'un film ne doit pas innover sur tous les plans à la fois. Il faut peut-être qu'il y ait dans un film quelque chose qui le rattache au cinéma classique (Entretien avec François Truffaut, in Les Cahiers du Cinéma, n° 138, décembre 1962)."
 
Disons que le côté cinéphile de Truffaut, passionné d'Hawks et d'Hitchcok, transparaît dans l'utilisation qu'il fait de la musique. Une cinéphilie qui mènera d'ailleurs l'ancien critique des Cahiers très loin. Sa passion pour Hitchcock le poussera à engager le musicien du cinéaste britannique (Bernard Herrmann) pour mettre en musique Fahrenheit 451 (1966) et La mariée était en noir (1967). De même, dans les années 70, ce fils de Vigo fera re-enregistrer les musiques de Maurice Jaubert composées dans les années 30 pour les documentaires d'Henri Stork, musiques que l'on retrouvera sur quatre de ses films (Histoire d'Adèle H, L'argent de poche, L'homme qui aimait les femmes et La chambre verte, respectivement en 1975, 76, 77 et 78). Souvent interrogé sur la musique, Truffaut répondait invariablement: "La musique doit être toujours faite non pas dans une optique d'illustration de l'image, mais pour l'aider, la renforcer. Si bien que la vieille querelle "musique soulignante" ou "musique contrepoint" me semble à mon avis dépassée, la question est plus importante que cela (in Cinéma 64, n° 88, juillet-août 1964)."
 
Chez Kast, Demy ou Varda, eux aussi attachés à conserver une continuité d'ordre intellectuel et esthétique avec la tradition cinématographique, on retrouve fréquemment ce "en référence à...", d'où le nombre important de pastiches demandés aux compositeurs d'alors. Michel Legrand s'adapte à un Jacques Demy hanté par la comédie musicale américaine (Les parapluies de Cherbourg, 1963), tandis que Georges Delerue et Antoine Duhamel ressortent constamment pour un Pierre Kast restant fidèle à son père spirituel (Jean Gremillon), les trompettes d'un XVII ème siècle plus proches des films de cape et d'épée d'Hunebelle que des dernières trouvailles de Godard. Delerue commentait ce point en 1964:
 
"Kast est le metteur en scène qui me donne le plus de précisions sur le genre de musique qu'il veut avoir. Ses films ont une construction et un esprit très "classiques" et il a besoin d'un esprit très classique dans ses musiques de films. Ce qui me "pousse" aussi au pastiche quand je travaille avec Kast, ce sont les références très précises qu'il me donne ("dans l'esprit de telle cantate de Bach" ou "dans l'esprit de telle suite de Couperin"). C'est quelquefois un peu gênant (in Cinéma 64, n° 89, septembre-octobre 1964)."
En 1983, pour le livre hommage à la Nouvelle Vague, Antoine Duhamel allait plus loin:
"C'est bien là un des problèmes majeurs du musicien de film: cette concurrence désastreuse entre l'acte pour un metteur en scène de choisir quelque chose dans le répertoire qu'il connaît et aime depuis longtemps, quitte à tourner son film hanté par la musique qui préexiste, et ce que nous devons faire, qui dépend d'un coup de foudre, de l'inspiration du moment, ou du bon déroulement d'une séance d'enregistrement (in La Nouvelle Vague, 25 ans après, Cerf, coll. 7ème Art, Paris 1983)."
Et puis il y a les cinéastes attachés au confort du répertoire. Outre Vivaldi, le musicien le plus cité à l'écran (et auquel n'échapperont pas des cinéastes de renom tels que Renoir ou Bresson), Michel Deville passera sans problème de Mozart à Bizet en passant par Rossini et Saint-Saëns. Louis Malle reviendra au répertoire avec Les Amants (1958, Premier Sextuor à cordes de Brahms) et Feu Follet (1963, Gnossiennes d'Erik Satie) tandis que Jacques Demy recyclait dans Lola (1961) la Septième Symphonie de Beethoven et le Prélude en ré mineur de Bach. Ici, le problème se complique. Il ne s'agit plus de savoir quel type de musique le film emploiera, mais comment il l'emploiera. Hors de leur qualité intrinsèque, qu'elles soient tirées du répertoire ou expressément originales, les partitions deviennent musiques "de film" à la table de montage. Jacques Demy notait:
 
"Je suis peut-être un musicien refoulé! Je pense que le cinéma est un art proche de la musique. Par exemple, le montage est absolument musical. A l'intérieur d'un plan, les effets s'apparentent aux rythmes tant de la peinture que de la musique. Curieusement... [...] Et ce sont ces rapport-là, pour moi, qui m'intéressent. Il y a une grande complexité de rapport entre l'image, le rythme et la musique. J'aime énormément travailler sur les recherches dans ce sens là (Table ronde sur la musique de film, Ecran 75, n° 39, septembre 1975, p.11.)."
 
Une option pourtant assez voisine de celle adoptée par Godard, même si l'on a un peu trop rapidement cloisonné les films "Nouvelle Vague Cahiers" des autres. Si l'on en croit Michel Legrand: "Avec moi, il n'a jamais été directif ou interventionniste. Il me livrait ses idées sur la musique qu'il désirait, sur son esprit, sa couleur, puis me laissait travailler en toute liberté. Ensuite, il se chargeait lui même de la placer dans le film (Michel Legrand, Soundtrack n° 56, décembre 1995.)."
 
Ainsi, dans Le Mépris (1963), le cinéaste agence les 14 minutes de la partition néo-romantique de Delerue de façon à traduire les événements dramatiques qui se dérouleront dans un "après" difficilement prévisible, ceci sans jamais dramatiser banalement la déchirure du couple qui se vit au présent. Techniquement, la lenteur de la musique s'accordait parfaitement à un montage de seulement 120 plans. Durée totale de la musique: plus de 40 minutes. Expérience reconduite deux ans plus tard avec Pierrot le Fou (1965), dans lequel les cinq notes du générique et leur triton dissonant évoqueront précisément, à chaque intervention dans le film, et malgré les images de liberté apparente, la tragédie sous-jacente à cette cavale. Mieux, le montage musical parvient à tromper le spectateur par le biais d' interventions musicales off jamais clairement identifiées, interventions qui tournent rapidement à l'obsession les personnages in. Un calembour innocemment lancé fait allusion "aux trois coups de la Cinquième Symphonie qui sonnaient dans sa pauvre tête." Ferdinand, dans la scène de la cocktail-party, superbe pastiche entre la Dolce Vita et Mariembad, se demande si les sons qui l'entourent sont bien réels, si ses sens ne le trompent pas. Anna Karina chantonne dans son appartement, accompagnée par un piano off dont la réverbération nous laisse penser qu'il pourrait très bien ne pas l'être... Et ce, jusqu'à un Devos, rencontré par hasard sur le quai d'un port, torturé par une chanson obsédante, lançant au bateau du héros de Godard s'éloignant au large: "Alors, cette musique qu'on entend, ça n'existe peut-être pas?" Qui sait...
 
 
III/ La Nouvelle Vague, un acquis pour la musique au cinéma ?
 
divergences
Pourtant, malgré les richesses d'invention déployées ici et là, on ne peut que constater la difficulté à généraliser les orientations adoptées. S'il est vrai que des réalisateurs marquants firent passer par la musique (ou par des montages musicaux anti conventionnels) un certain nombre de revendications difficilement exprimables autrement, ces utilisations ne furent jamais adoptées unanimement par l'ensemble des autres cinéastes. Ainsi, lorsque le jazz était adopté par Godard, il était en revanche fortement décrié par Pierre Kast ou François Truffaut. Ce dernier argumentait en 1964: "Le jazz est presque toujours inadéquat dans les films parce qu'il fausse les durées: privée de ligne mélodique, votre image double de longueur. Je suis convaincu que toute musique improvisée devant l'image est une chose néfaste. In Cinéma 64, n° 87". On peut d'ailleurs comprendre pourquoi Truffaut affectionnait dans ses films les tempo réguliers d'un Vivaldi et surtout d'un Delerue, compositeur qui avait la particularité d'orchestrer en arpégeant par une harpe ou une cithare un accord débutant sur un temps fort, communiquant ainsi à l'ensemble de la structure harmonique le rythme musical présent à la base.
 
Resnais, Chabrol ou Rivette (dans un premier temps) adoptent volontiers des partitions atonales dans leurs films, forme musicale qui ne semble pas intéresser Godard, Malle ou Rozier. Sans oublier ceux qui, à l'instar de Rohmer, supprimeront tout bonnement la dimension musicale "off" pour ne garder dans leur oeuvre que des musiques ayant une justification strictement filmique. Enfin Rivette (dans un second temps) et Godard (dans un second temps également) recycleront de la musique classique. Une orientation refusée catégoriquement par Resnais:
 
"La seule chose que je ne supporte pas, c'est cette utilisation de la musique classique, surtout des morceaux déjà enregistrés sur disques, cette méthode qui consiste à ouvrir le potentiomètre au début de la séquence puis à le fermer quand cette séquence s'achève. Je n'ai pas une culture musicale extraordinaire, mais elle est suffisante pour que je sois distrait de l'action et de l'histoire d'un film quand j'entend Chopin, Mahler, Mozart, Bach surtout. Malgré moi, j'écoute la musique. (...) Beaucoup de metteurs en scène sont satisfaits d'utiliser la musique comme cela. Pour ma part, cette manière de procéder me distrait de l'action du film, parce que j'ai l'impression de voir double. Cela crée quelque chose de schizophrénique. Je préfère le choix d'une musique de qualité moyenne dans un film, parce que je sais qu'elle a été écrite par un contemporain du réalisateur, des comédiens et des techniciens, qui était donc au diapason de l'oeuvre. (Entretien avec Thierry Jousse, Les Cahiers du cinéma, n° spécial Musiques au Cinéma, 1995)"
 
Ceci dit, un certain nombre d'acquis outre que purement esthétiques ou stylistiques se dégagent de la Nouvelle Vague, à commencer par l'instauration d'une collaboration plus étroite entre le cinéaste et le compositeur. La musique devient un apport à la mise en scène et au symbolisme global du film; élément pensé très précisément dès le scénario. Ceci est une résultante qui ressort de la plupart des témoignages de l'époque. Delerue notait avant de partir aux Etats-Unis:
 
"Avec l'évolution du cinéma, les réalisateurs se sont aperçus que l'on pouvait avoir quelque chose de plus par la musique. Autrefois on disait: "bon, alors là, un thème d'amour, ici un thème de passage de voiture..." c'était ponctuel. On ne pensait pas en fonction de l'architecture sonore du film. En ce qui concerne nos relations, il y a maintenant en France beaucoup plus de dialogue entre le réalisateur et le musicien. les réalisateurs ont peut-être une plus grande culture musicale que celle des metteurs en scène d'avant la Nouvelle Vague ."
 
Enfin, il semble qu'il y ait eu un autre parti-pris commun: la volonté de ne pas utiliser la musique comme un guide artificiel destiné à faire adhérer plus ou moins consciemment le spectateur à la narration, aux émotions ou sentiments déjà exprimés visuellement 1. Un plus grand respect du spectateur et de sa liberté d'adhésion au film semble se dessiner derrière cette utilisation plus distante de l'outil musical.
 
état des lieux
Aujourd'hui pourtant, la désillusion plane derrière les propos des musiciens ayant travaillé pour les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Michel Fano, compositeur d'Alain Robbe-Grillet avoue que "les possibilités d'expérimentations existaient bien davantage dans le passé, alors qu'aujourd'hui, la "frilosité" domine." Pour Pierre Jansen qui mis en musique la quasi-totalité des films Claude Chabrol, le constat est identique: "Les exigences du "commercial" et de l' "audimat" (...) deviennent de plus en plus accaparantes et ne concourent pas à un accroissement de la qualité générale. Il fut un temps où le compositeur, s'il le désirait, pouvait ignorer ces contraintes et utiliser le style de langage qui lui semblait le plus propice. Il était donc possible, la cas échéant, de concevoir une partition musicale audacieuse, ambitieuse, s'évadant des harmonies traditionnelles tant de fois ressassées à l'écran. Cette possibilité devient, hélas, de plus en plus difficilement applicable, et d'ailleurs difficilement acceptée par les réalisateurs eux-mêmes.. On peut parfois le regretter."
 
Plus inquiétant, il semble que les jeunes cinéastes ne soient plus attirés par un travail sur la syntaxe filmique. Raymond Alessandrini, ancien pianiste de Georges Delerue, est bien conscient du problème: "A de très rares exceptions près, les contraintes commerciales du cinéma ont pour conséquence l'utilisation d'un langage totalement traditionnel, voire rétrograde." Jean Schwarz, laconique, regrette quant à lui que "beaucoup de metteurs en scène, dont les jeunes, avouent désirer une musique tranquille, rassurante, passe-partout, car ils ont des risques au niveau de l'image." C'est le réalisateur Alain Jomy qui donne peut-être le coup de grâce à cet état de fait: "On n'expérimente que rarement de nos jours. Les temps où Alain Resnais faisait appel à Hanns Werner Henze, Hanns Eisler, Giovanni Fusco ou Pierre Barbaud sont lointains ."
Ces quelques témoignages, concordent pour mettre en relation l'opposition entre audace artistique et commercialisation. La Nouvelle Vague, de par l'étroitesse budgétaire de ses films, a été un terrain favorable à l'adoption d'une plus grande liberté musicale. Il semble que le cinéma français contemporain, pourtant encouragé par un certain nombre d'aides à la création (hormis les premiers films de Chabrol, le cinéma de la Nouvelle Vague n'a absolument pas bénéficié des aides d'Etat, encore moins de l'Avance sur recettes) ne se risque paradoxalement plus à placer des musiques sortant d'un cadre traditionnel déterminé.
Le mouvement semble d'ailleurs avoir profondément marqué les principaux acteurs qui ont fait les images et les sons de la Nouvelle Vague: Truffaut, Malle et Kast disparus, Godard a délaissé les partitions originales pour adopter désormais de la musique "sérieuse" (classique et d'opéra en l'occurrence), Claude Chabrol a cessé sa longue collaboration avec Pierre Jansen; Alain Robbe-Grillet ne tourne pratiquement plus et son musicien (Michel Fano) a quitté les laboratoires d'acoustique pour privilégier la voie de l'enseignement. Antoine Duhamel est devenu, en Espagne, un compositeur de film renommé. Enfin, Georges Delerue, Maurice Jarre et Michel Legrand ont été contraints à l'exil hollywoodien en regard aux conditions de travail du musicien de film relevant, dans la France des années 70, d'une quasi précarité.
 
Finalement, ce destin éclaté semble prêcher contre ceux qui s'évertuent à vouloir absolument trouver une organicité au "mouvement". Les différences d'orientation, parfois radicales, laissent à réfléchir quant aux lieux communs qui désignent en la Nouvelle Vague toute "avant-garde" esthétique. Une chose est certaine: si certaines images resteront indissociablement liées aux mélodies de Delerue, Legrand ou Duhamel, on se rendit vite compte que de nombreuses séquences furent bien souvent accompagnées par la meilleure des musiques, celle du silenceS¼
Frédéric Gimello-Mesplomb
Texte publié dans Positif en septembre 1998, reproduit avec l'accord de l'auteur.