Interview de Jean-Marie Sénia
Par Frédéric Gimello-Mesplomb
« La musique de film ne peut pas sauver un film, ni une scène.
La musique doit amener ce que nulle autre composante du film ne peut donner.
Le musique d"un film, c"est un peu son inconscient » (CinémAction
n° 62, p.86)
Invité au dernier festival Musique et Cinéma de Conques (12),
Jean-Marie Sénia en a profité pour dresser un premier bilan de
ses 20 premières années de musicien au service de l'image. Occasion
aussi de dénoncer « une certaine tendance du cinéma français
» envers la musique de filmS» Une interview-vérité qui nous
rappelle à chaque ligne le langage désabusé que tenaient
en leur temps les Jarre, Delerue, Colombier ou Talgorn avant de quitter la France
pour des hospices plus favorablesS»
Frédéric Gimello-Mesplomb : Quel a été votre parcours
avant de devenir compositeur de film ?
Jean-Marie Sénia : J'ai commencé à apprendre le piano avec
ma grand-mère lorsque j'étais gosse. A 15 ans, lorsque j'ai quitté
l'Algérie où je suis né, et je suis entré au Conservatoire
de Strasbourg. J'ai eu la chance de travailler avec Louis Martin, qui était
un chef formidable et surtout Françoise Cochet, une ondiste réputée
qui avait été élève de Messiaen et d'Yvonne Loriot.
Celle qui m'a le plus influencé a peut-être été Hélène
Gosky, qui m'a transmis l'amour du piano, m'a formé tout en me laissant
libre. Après mon prix à Strasbourg, j'ai obtenu une bourse pour
aller travailler le piano en Allemagne de l'Est auprès du dernier élève
de Bela Bartok, Layos Ernady. Après un Prix en Allemagne, le piano a
cessé de m'intéresser en tant qu'avenir professionnel. Cette décision
a été déclenchée par une rencontre, dès mon
retour à Strasbourg, avec des comédiens du TNS, qui m'avaient
sollicité pour les faire répéter vocalement. De ce travail
«alimentaire », de ce contact avec les comédiens, avec la
culture théâtrale, je me suis rendu compte que j'avais finalement
consacré beaucoup trop de temps au piano, au «paraître »
musical des salles de concert, au détriment de la véritable culture,
celle de la peinture, de la littérature... Je suis resté finalement
dans ce théâtre et j'ai découvert ce que l'on pouvait faire
dire à un texte, à un acteur. Cela me fascinait. La faculté
d'improvisation des acteurs me fascinait. J'ai beaucoup lu, et je suis finalement
devenu pendant de longues années compositeur de musique de scène.
J'ai ainsi travaillé dans les années 70 à la Comédie
Française pour Jacques Lassalle, pour Arrias, Boutet, et d'autres metteurs
en scène. Cette passion pour le théâtre m'a même amené
à mettre en scène pour Jérôme Savary en 1979-80 un
spectacle très violent que j'avais écrit sur le thème des
comiques troupiers de la guerre de 14-18, Les Tourlourous, qui m'a même
valu à l'époque une critique extraordinaire ! Dans la continuité
de ce succès, j'ai travaillé avec Elise Ross, l'épouse
de Simon Rattle, pour un spectacle au théâtre de l'Odéon
avec Portal, Labèque et Augustin Dumet notamment, un spectacle mis en
scène comme une véritable fresque cinématographique représentant
toutes les figures de femmes que l'on peut rencontrer dans l'œuvre de Brecht,
de la maman à la prostituée...
FGM : Avec une musique dans la lignée de Kurt Weill et Hanns Eisler je
suppose...
JMS : Bien sûr. Un de ceux qui m'ont le plus influencé au début
de ma carrière au théâtre a été Weill bien
évidemment, d'autant qu'ayant effectué des études musicales
en Allemagne, j'avais appris à connaître Hindemith, Paul Dessau
et surtout Eisler dont j'avais remarqué l'écriture d'une extrême
précision pour la voix, si bien qu'un chanteur doit être aussi
acteur : il faut jouer le chant et chanter le jeu, avoir cette difficile et
rare double faculté. Ce travail au théâtre m'a d'ailleurs
amené à appliquer certaines conceptions dans la chanson, puisque
j'ai écrit par la suite des musiques pour Montant, Moustaki et d'autres.
FGM : Vous semblez retrouver cet esprit depuis que vous vous êtes lancé
dans l'accompagnement de films muets, non ?
JMS : C'est vrai, disons que je retrouve cette fascination première que
j'avais pour l'improvisation, et j'essaye de la retranscrire au piano. Je considère
les musiciens qui accompagnent les films muets commes des poêtes de l'éphémère.
Nous sommes des poètes de l'éphémère lorsque nous
nous produisons en concert sous un écran. Improviser à l'image,
c'est saisir le comique ou le sensible qui se dégagent d'un instant.
On peut les souligner ou non, ça c'est une autre affaire. J'ai accompagné
par exemple au festival de San Francisco des Buster Keaton en burlesque et je
me suis rendu compte que c'était une grossière erreur car le burlesque
chez Keaton est déjà visualisé à l'image, il n'est
donc pas utile de le pléonasmer. Je les ai rejouées dernièrement
en Laponie, en prenant le contre-pied de l'image, et là Win Wenders est
venu me voir à la fin de la projection en me disant «tu as réussi
à me faire pleurer sur un Buster Keaton ». Ça a été
un grand succès. Ce travail-là nécéssite de la psychologie,
une compréhension de la trame du film, et c'est à mon avis tout
ce côté non-dit qu'un musicien doit révéler en accompagnant
un film muet, et pas refaire musicalement ce que l'image nous raconte déjà.
Cette démarche-là demande aussi beaucoup de modestie ainsi qu'une
certaine culture : on ne joue pas les films de Lang comme on joue les Keaton,
et je ne joue pas Murnau comme je joue Starevitch.
FGM : On a complètement descendu Jansen et Duhamel pour leur partition
contemporaine accompagnant Intolérence de Griffith. Que pensez-vous de
ce type d'approche ?
JMS : Ce sont deux musiciens que j'apprécie énormément.
Ils ont tous deux une formation classique importante, ils ont beaucoup composé,
ils ont un « background » comme on dit dans le milieu. En plus ce
sont des musiciens « ludiques », ouverts, qui ne cherchent pas à
compliquer, et qui savent faire quelquechose de moderne s'il le faut. Donc,
oui, la modernité ne me gène pas, pour la simple et bonne raison
que lorsque l'on joue du muet aujourd'hui, il ne faut à mon sens surtout
pas le jouer comme on s'imagine qu'il pouvait l'être à l'époque.
Rien n'était figé, tout était fait d'improvisations dont
les diverses sources venaient de l'opéra, de l'opérette, de la
chanson de cabaret ou du poème symphonique. Ne figeons pas l'accompagnement
du cinéma muet aujourd'hui dans un style pré-défini, c'est
une erreur. La musique contemporaine ou d'autres styles musicaux ont leur place
pour accompagner le cinéma muet.
FGM : A ce propos, les ciné-concerts sont devenus depuis quelques années
des spectacles de prestige, avec des prix avoisinant le prix des places d'opéra.
N'assiste-t'on pas à une sorte de « sacralisation » du cinéma
muet, obstacle finalement à l'introduction de la musique contemporaine
ou de toute autre musique s'aventurant sur d'autres sentiers que ceux du traditionnel
et réconfortant ragtime ?
JMS : C'est très vrai. Je me rends compte que, de plus en plus, un sérieux
de circonstance s'installe lors de la projection des ciné-concerts. Lorsque
j'ai commencé à faire ce travail, sous l'impulsion de Jean Wiener
et de la Cinémathèque de Toulouse vers 1976, j'avais 21 ans et
personne ne voulait accompagner les films muets. Tout le monde disait «
Les films muets ? Ah oui, c'est formidable, mais c'est marginal, c'est ciblé...
». Aujourd'hui, les plus grands compositeurs sont prêts à
composer gratuitement pour ce type de spectacle, uniquement pour le prestige.
Il y a un véritable engouement. Mais si l'on continue à admettre
au sein de cette redécouverte du patrimoine cinématographique
autant de grâve et de sérieux, autant de rituel dans la conservation
de ce que l'on croit être d'époque, on rentrera finalement les
films au temple, après les avoir simplement sortis du placard. Ce serait
assez dommage, alors qu'au départ la démarche des ciné-concerts
était de diffuser un patrimoine qui était jusque-là inaccessible
aux yeux du grand public. Mon regard sur un film de Starévitch un soir
sera différent le lendemain, et encore différent un autre jour,
surtout si j'improvise à l'écran. Je pense qu'il n'est pas nécessaire
de reconstituer à tout prix les musiques ayant accompagné en leur
époque les films muets, il est bien plus intéressant de conserver
cet esprit ludique d'improvisation, de poésie éphémère,
qui était celui des projections de l'époque. Evidemment, ça
ne fait pas « sérieux » aux yeux des décideurs chargés
de la valorisation du patrimoine muet...
FGM : Ne pensez vous pas que les excès rencontrés il y a quelques
années lors de l'accompagnement musical des films muets venaient de l'opportunité
offerte aux compositeurs de cinéma de sortir du ghetto dans lequel ils
étaient confinés depuis des années, de pouvoir enfin faire
entendre au public, sous les images d'un film certes, une partition plus proche
de celle de leur musique personnelle de concert que celle qu'ils auraient effectivement
composé pour un film de cinéma. Un sorte de petit pêché
d'orgueil en quelque sorteS»
JMS : Je le pense, et ça ne fait que confirmer ce que je m'évertue
à dire depuis des années : composer pour l'image, qu'elle soit
sur pellicule ou projetée en public, demande beaucoup d'humilité.
Il y a d'autres endroits plus appropriés pour faire entendre sa musique
de concert, même s'il est vrai que les musiciens travaillant pour le cinéma
sont moins joués que d'autres car ils sont systématiquement associés
à des « faiseurs » de variété et catalogués
comme tels. Ceci dit le cinéma, la télévision ou les ciné-concerts
ne sont pas des endroits pour faire entendre sa propre musique.
FGM : Au cinéma, le mixage français et son amour de la musique...
JMS : Ignoble. J'ai souffert énormément, et je continue à
souffrir du mixage français. J'ai écrit parfois des choses complexes
et riches qui ont été littéralement saccagées par
les mixages et surtout par le manque d'oreille des mixeurs, car il faut bien
avoir à l'esprit que monter de la musique est un véritable métier,
aux Etats-Unis c'est en tout cas considéré comme tel. En France,
votre musique est là, et on en fait à peu près ce qu'on
veut. Je dis toujours que la musique de film est montée entre des bruits
de chasse d'eau et de reveil-matin, c'est bien souvent une triste réalité.
FGM : Vous fustigez souvent le chemin de croix du compositeur de filmS»
JMS : Mais parce que c'est une réalité. Faire une musique de film
aujourd'hui ? C'est d'abord pendant des mois trouver l'argent pour écrire
une partition. On ne trouve plus l'argent, car si vous voulez faire une partition
ambitieuse pour un film intelligent, personne ne voudra la payer. On ne paye
plus aujourd'hui que les musiques « à casting ». En clair,
vous travaillez pour un film à casting, vous avez une vedette au générique,
vous risquez alors de trouver de l'argent, c'est à dire d'intéresser
un éditeur qui osera miser de l'argent dans la partition et se remboursera
après, sur un pourcentage prélevé sur les tikets de cinéma.
Si vous ne rentrez pas dans ce cercle, personne ne vous éditera. Ce que
j'ai fait pour les Max Linder, lorsque j'ai mis en musique à Rome avec
l'orchestre de Nino Rota l'Homme au châpeau de soie, je ne pourrai plus
le faire aujourd'hui, c'est évident. Les compositeurs français
ont de moins en moins d'argent pour faire des musiques de film. On a un peu
plus d'argent pour la télévision lorsqu'ont faitune série,
mais pour un long métrage cinéma, à moins de tomber sur
un éditeur qui a un coup de foudre merveilleux pour la partition et qui
se met à y croire, c'est de plus en plus rare. Ça m'est arrivé
une fois pour Elle n'oublie jamais, un film de Christopher Frank, que j'avais
enregistré à Rome avec un orchestre formidable. Une musique dans
laquelle au départ personne ne voulait mettre d'argent parcequ'il n'y
avait pas de grosse vedette au générique hormis Thierry LhermiteS»
J'avais pourtant besoin, pour coller au scénario, d'une musique complètement
hitchcockienne lorgnant vers Bernard Herrmann. Il me fallait donc un orchestre,
je n'avais pas le choix. Un éditeur y a cru et a payé, c'est d'ailleurs
l'une de mes meilleures musiques. Mais ce miracle-là ne se produit pas
souvent. La plupart du temps, les compositeurs de films sont frustrés
et se tournent vers les synthés. La qualité générale
de la musique de film française s'en ressent, c'est peut-être énorme
à dire, mais c'est un fait latent. En effet, il faut bien avoir à
l'esprit que les compositeurs de films progressent en permanence dans leur art,
même si peu le reconnaissent, et ils ne progressent que s'ils ont à
un moment ou à un autre les moyens matériels d'écrire pour
un ensemble orchestral, pas pour des synthés. On n'orchestre bien que
lorsque l'on a beaucoup orchestré, et pour beaucoup orchestrer, il faut
la possibilité d'avoir un orchestre, donc un éditeur qui mise
de l'argent dans un film pour cela. Or, depuis 5-6 ans, on se débrouille
comme on peut, c'est à dire qu'on triche sans arrêt sur l'orchestration,
on utilise des quintettes, des synthés, des formations réduites.
Très vite, j'ai compris que les grosses partitions ne se feraient pas
en France...
FGM : On a pensé un temps changer cet état de fait en donnant
aux producteurs du film la possibilité de produire la musique de leur
propre film...
JMS : Oui, mais je crois qu'il faut chercher la solution plus au fond. Le vrai
problème c'est qu'il nous manque de grands films en France. Je n'ai pas
honte de le dire. On n'a pas de sujets ambitieux, on a peur ou honte de chercher
le beau, le sensible. Voilà l'une des raisons profondes de la misère
de la musique de film. Alors on écrit pour de petites formations, mais
c'est encore plus difficile car un do majeur distribué sur une formation
symphonique, ça sonne toujours, alors qu'avec un trio c'est très
dûr. Mais je n'ai pas non plus ce complexe du symphonique, car on peut
aussi faire une bonne musique de film avec un trio, il ne faut pas tout écraser
par le choix systématique de l'orchestre. A la télévision,
en ce moment, on voit d'ailleurs apparaître beaucoup de musiciens qui
se servent du symphonique, qui vont à Prague enregistrer avec un mauvais
orchestre, et qui écrasent finalement ces petites fictions, ces petites
séries, qui deviennent in-mixable car beaucoup de récepteurs ne
sont encore qu'en mono. Mais comme on veut faire « TF1 », c'est
à dire « à la manière du cinéma », on
plonge dans cette surenchère. En ce qui me concerne, je préfère
maintenant travailler pour 8 ou 10 solistes de talent, choisis auparavent par
mes soins. Lorsque je prends Thierry Caens à la trompette, ça
vaut largement une formation de l'Est, et j'ai quelquefois un bonheur semblable
à diriger une musique de film qu'une musique de concert, je ne me sens
absolument pas frustré. Lorsque je travaille avec Galliano à l'accordéon,
c'est pareil.
FGM : Quel est votre dernier film ?
JMS : Je viens de composer recemment pour un film américain de Leon de
Winter qui s'appelle Hoffmann Onger avec Jacqueline Biset, une musique interprétée
par l'orchetre de Sofia, 120 musiciens, bref des conditions royales qui ont
été la source d'un grand bonheur et d'une grande fierté
aussi. C'est un film vraiment remarquable et j'attends la sortie avec impatience.
J'étais très fier de faire ce film parce que les musiciens étaient
bons, la CAM avait débloqué de gros moyens, j'ai eu le temps d'écrire
la musique. J'espère que ce film m'aidera à pousser quelques portes.
FGM : Votre travail d'accompagnement du cinéma muet vous a t-il permis
de composer pour des films de long métrage ?
JMS : Oui, pour ce film de Léon de Winter justement, puisque le réalisateur
m'avait auparavant entendu accompagner Métropolis à la Cinémathèque
de Munich.
FGM : Comment l'esprit ludique et récréatif d'un Sénia
a pu s'accorder en 1974 à l'austérité janséniste
d'un Rivette ?
JMS : J'avoue que je n'y ai rien compris. J'avais fait une musique de scène
pour le Festival d'Avigon, et Rivette m'a demandé à cette occasion
de faire Céline et Julie vont en bateau d'une façon assez cocasse.
Il m'a en effet présenté la chose ainsi : « Tu sais improviser,
tu vas improviser. » Cette idée lui plaisait beaucoup. Je n'avais
quant à moi aucune connaissance du métier de compositeur de film,
je composais au piano devant les rushes et Rivette enregistrait tout en continu
en disant parfois «un peu plus comme ça » ou « un peu
moins comme ça » ! Il a monté ensuite les improvisations.
Je n'ai pas travaillé à la table de montage avec lui, ce qui fait
que ma première musique de film m'a échappé en quelque
sorte, car l'essentiel du travail d'un musicien de film ce décide à
la table de montage avec le réalisateur, en amont, dans un rapport au
photogramme pour déterminer les virages des émotions dans le film.
FGM : Ce travail à la table ne pose t-il pas quelques problèmes
de compréhension, car souvent le cinéaste et le musicien communiquent
dans un vocabulaire étranger ?
JMS : La plupart des réalisateurs se fichent que vous soyez musiciens
ou non. Ils ont besoin de vous à un moment donné du film, souvent
à la fin, donc à un moment de stress important. Ils ont des impératifs,
il faut donc répondre rapidement à une demande, et parfois lutter
contre eux pour imposer ses propres choix esthétiques. C'est un rapport
de force qui doit s'installer de manière souple mais nette. Il faut de
toutes façons beaucoup de modestie et de diplomatie pour faire de la
musique de film.
FGM : Pour vous le film n'est donc pas un moyen pour faire entendre votre propre
musique ?
JMS : Pas du tout. Je n'ai pas cet ego-là. Je n'ai pas de choses à
laisser sur la planète. Je fais des petites choses qui me font plaisir,
rejoignant l'esprit des Legrand, Cosma ou Delerue.
FGM : Vous devez bien composer quelques pièces classiques ?
JMS : Oui, mais je ne les montrerai jamais ! J'écris des trios, des quintettes,
des quatuors, des mélodies pour voix et piano. J'aime beaucoup mettre
en musique de grands textes, notamment ceux d'Aragon, de Rimbaud, de Germain
Nouveau ou de Dickinson. De toutes façons, je pense qu'un compositeur
d'aujourd'hui ne peut que redire les choses, il faut qu'il trouve le moyen de
les redire à sa manière, mais il ne peut pas ignorer Pélleas
et Mélisande, Bartok et Stravinsky, c'est impossible ! Un de ceux qui
me semblent réussir au mieux cette synthèse entre passé
et présent est certainement Henri Dutilleux, qui est un immense musicien,
c'est à mon avis le dernier Grand, c'est un homme très pur qui
puise son inspiration dans la littérature et la peinture. J'ai moi-même
été très influencé par La Nuit Etoilée de
Van Gogh qui est à l'origine d'une de ses plus belles œuvres. On raconte
aussi qu'une dame avoua un jour à Dutilleux que sa Deuxième symphonie
lui avait fait penser à une toile de Gaugin intitulée «
D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ».
Après avoir réfléchi ce dernier lui répondit qu'elle
avait saisi l'essence de cette musique. J'aime aussi beaucoup Berio, qui est
un compositeur qui a traversé de nombreux courants, les a assimilés,
s'en est imprégné. Mais j'aime surtout accompagner les gens au
piano, ce que je fais actuellement avec Anna Shigula. Je trouve que ce n'est
pas dégradant, c'est au contraire extrêmement moderne d'accompagner,
de composer pour la voix.
FGM : Ecoutez-vous de la musique de film ?
JMS : J'aime de moins en moins la musique de film qui veut ressembler à
de la « musique de film ». Pour moi Schubert peut aussi bien convenir
à la musique d'un film que John Williams. J'aime beaucoup la partition
qu'il a composé pour E.T. Il a réussi à transposer musicalement
le rêve des enfants, c'est un grand musicien qui peut être aussi
bon à la tête d'une grosse formation symphonique qu'avec une harpe
ou une flûte. Il réussira toujours à être personnel
avec un petit ensemble. Même constat pour Morricone qui peut être
très juste, en accord avec le film, sans sortir « l'artillerie
» orchestrale. J'aime aussi beaucoup Frédéric Talgorn, qui
est un ami, et qui a été complètement rejeté par
un certain milieu alors que c'est un musicien de grand talent, d'une grande
sensibilité. J'aime aussi Jerry Goldsmith. Mais je crois plus généralement
que tous les compositeurs qui écrivent aujourd'hui pour grosse formation
doivent une fière chandelle à Wagner. Il y a des procédés
d'écriture, des « recettes » en musique de film aujourd'hui
qui proviennent tout droit de Wagner, un peu de Mahler et beaucoup de Korngold
dont l'ombre plane en permanence sur des partitions comme la Guerre des Etoiles.
En France Chausson, Saint-Saëns, Massenet et combien d'autres ont influencé
la musique de film ? Cessons un peu d'être complexés par rapport
à la musique de film américaine. Les compositeurs américains
n'orchestrent pas, même les plus grands. Ils ont tous des orchestrateurs
qui sont des musiciens remarquables et qui connaissent parfaitement ces recettes
dont nous parlions tout à l'heure. Les orchestrateurs américains
connaissent peut-être mieux la musique française du début
du siècle que nous, cette fameuse « musique à programme
», tous ces poèmes symphoniques que nous avons volontiers oublié
et qui sont véritablement aujourd'hui à la base de la musique
de film.
FGM : Le thème...
JMS : Je reste très traditionnel sur ce plan-là. Je crois que
faire de la musique de film, c'est un exercice de style. Il faut la plupart
du temps un thème. On peut, avec un thème, faire un immense voyage.
Si l'on trouve le thème complètement lié à la dramaturgie
du film, c'est formidable, on peut alors raconter une histoire. Je peux harmoniser
un thème, je peux le renverser, je peux lui faire dire le contraire de
ce que je lui ai fait dire en l'exposant, c'est un voyage. Je pense que lorsqu'on
oublie la musique d'un film, ce n'est pas qu'elle était foncièrement
mauvaise, c'est au contraire qu'elle est passée dans l'inconscient.
FGM : Pourquoi si peu de disques de Sénia après presque 20 ans
de carrière au cinéma ?
JMS : Pour moi le disque passe après. Ce n'est pas ma priorité
de vendre des disques. Les musiciens de films sont aussi des poètes de
l'éphémère, il ne faut pas l'oublier. On a édité
dernièrement ma musique pour la Guerre des polices parce que le film
avait fait des entrées. Je ne crois pas que ce soit un bon système,
une bonne musique de film n'a rien à voir avec les entrées du
film. On est complètement influencé par ce système du succès
du film, qui nous persuade inconsciemment que la musique est forcément
bonne. Le syndrome Titanic en quelque sorte. On retient donc pour le disque
les musiques des films qui ont fait de grosses entrées, or bien souvent
ce sont des navets et leurs musiques sont au degré de création
zéro...
FGM : Vous avez composé pour la scène, le cinéma, la télévision,
la chanson, vous avez mis en scène au théâtre, écrit
un scénario, bref trop de choses pour qu'on vous prenent au sérieux
en France, où l'on aime bien compartimenter les artistes, où l'on
aime vous coller une étiquette. Cet éclectisme très anglo-saxon
ne vous a&endash;t'il pas finalement nuit plutôt qu'aidé ?
JMS : Oui, sûrement. Mais c'est mon tempérament : dès que
l'on me range dans une catégorie, j'ai envie de m'en échapper.
Donc, finalement, cela ne me dérange pas. De toutes façons je
n'ai pas cette ambition-là de devenir un compositeur « officiel
», en musique de film ou dans tout autre genre. Le compositeur de film
sera toujours un homme seul, ni vraiment dans le monde de la musique, ni vraiment
dans le monde du cinéma. On n'a pas tellement de contacts avec les réalisateurs
une fois que le film est terminé. Personne n'aide les musiciens de films.
FGM : Vous tenez le discours qu'ont eu en leur temps Delerue, Jarre ou Colombier
avant de partir aux USA. Cette perspective du grand départ vous séduit-elle
?
JMS : Non, parce que je suis très français, j'aime mon pays, sa
culture, sa cuisine, sa littérature, je parle en plus très mal
l'anglais. Je ne pense pas que tout que ce qui vient d'Amérique soit
meilleur. Je pense seulement qu'on a là-bas plus de respect pour les
musiciens qui travaillent pour le cinéma, et pour les orchestrateurs
aussi, car ne pensez pas qu'on les considère comme des tâcherons,
ce sont eux qui donnent l'âme de la musique de film. On les respecte car
orchestrer est considéré comme un métier. Mais je crois
qu'on peut faire aussi de très bonnes choses en France, on n'est pas
moins bon, mais on est par contre complètement englué dans les
à priori misérabilistes du genre « la musique ne doit pas
écraser l'image », avec cette sacro-sainte peur que la musique,
l'élément perturbateur par excellence, en dise plus que l'image.
On est bloqué aussi pour des raisons de délais de composition.
Il ne faut pas oublier qu'un compositeur a, en France, 2 à 3 semaines
au maximum pour écrire une musique de film. Comment voulez-vous qu'on
soit des artistes ?
FGM : Un regard sur le chemin parcouru...
JMS : Je n'ai pas encore eu le grand film qui aurait pu me révéler.
J'ai fait beaucoup de choses formidables avec Rivette, Tanner, un film sublime
d'un palestinien Noces en Galilée, qui a été primé
à Cannes, Rouge Baiser de Véra Belmont en 1987, La guerre des
polices de Robin Davis en 1979, mais il est certain que j'aimerai retrouver
l'équivalent au cinéma de ce que j'ai pu faire et éprouver
en accompagnant les grands classiques du cinéma muet. Il est vrai que
j'ai fait beaucoup de téléfilms, or on pense toujours qu'un musicien
qui fait de la musique pour la télévision c'est un pauvre type
qui n'a pas de chance. Moi je considère que j'ai une chance extraordinaire
de travailler pour la télévision : tout dépend avec qui
on travaille. J'ai eu la chance de travailler à la télévision
avec Moati, Santelli, Favard, Fredland, Christopher Frank, Vadim, des gens qui
passent finalement sans problème du cinéma à la télévision
et inversement.