LE TOURNANT DE 1973 ET
LA "GÉNÉRATION SOIXANTE-DIX"
EN CINÉMA
Selon de nombreux critiques, les années soixante-dix auraient été
complètement étouffées par la décennie précédente
(celle de la Nouvelle Vague, du "cinéma moderne" et de Mai
68). En fait, pas du tout.
Certes, dans les années 70 la France ne connaît pas de Lucas, Coppola,
Spielberg, ça n'est pas grave. Ni de Wenders, Herzog, Fassbinder, ce
qui l'est plus, ni de lame de fond, de mouvement, d'école, mais un tournant
notable en 1973-1975 avec un tiercé Duras, Eustache, Pialat, même
si les Godard, Truffaut, Rohmer, Rivette, Demy, Resnais, Bresson continuent
à faire parler d'eux. Sans remplacer les anciens, les nouveaux ajoutent
d'autres voix et d'autres images qui viennent compléter le paysage du
cinéma français.
I - Le long métrage après 68.
A - L'An 01
B - On n'arrête pas le printemps
C - More
II - Cannes 1972 - 1973 et la floraison du jeune cinéma
A - 1972 et 1973 : deux années aux issues antithétiques
B - Les films du Festival de Cannes 1973
I - Le long métrage après 68.
Des films d'après 68 tels que La Sirène du Mississippi (F. Truffaut),
La Femme infidèle (C. Chabrol), ou Ma nuit chez Maud (E. Rohmer), tous
trois de 1969, n'ont pas vu passer sur leur conception le souffle de 68. On
peut dire que leurs qualités sont autres, à savoir subjectives
et individuelles. Aucun cinéaste, même dans la jeune génération,
n'a osé aborder de front l'événement, mais l'esprit de
Mai se retrouve directement - et tardivement - dans L'An 01 (Gébé
- Doillon) et On n'arrête pas le printemps de Gilson, tous deux réalisés
en 1972. Dans un style plus indirect mais aussi plus tenace, il a inspiré
dès 1969 More, de Barbet Schroeder.
A - L'An 01
"On arrête tout et on réfléchit" avait été
le mot d'ordre de 68. Pendant ce temps la réaction, elle, ne prenait
pas le temps de penser mais elle agissait fortement, s'assurant une facile victoire.
Ainsi, on retrouve dans le film de Doillon, directement inspiré des bandes
de Gébé, un élan sympathique mais inefficace. Ce fut un
film ultra-fauché, mais ayant obtenu l'aide précieuse de Jean
Rouch et d'Alain Resnais venus réaliser un petit insert, L'An 01 traduit
dans son manque de construction la liberté d'une idéologie errante
aux idées destructrices cyniques mais aux propositions totalement utopiques.
D'une certaine manière, on peut dire que le film attaque en sociologue
et construit en poète. Il passe du réel au fantasme comme du document
à la fiction dans un mouvement constant de va-et-vient, brouillant ainsi
les pistes et faisant plus sourire que réfléchir. Le film - par
rapport à son faible budget - connut un assez beau succès parce
qu'il avait su saisir l'air du temps.
B - On n'arrête pas le printemps
Il en est de même du film de René Gilson situé dans une
classe de lycée où sont montrés le ras-le-bol et la contestation.
On n'arrête pas le printemps est vrai parce que réalisé
par un ancien professeur qui a su filmer d'authentiques comportements adolescents.
En voyant ensuite La Gifle (Claude Pinauteau, 1974) ou La clef sur la porte
(Yves Boisset, 1978), il nous est donné une fausse vision d'élèves
dans une classe, de leurs rapports entre eux et avec les enseignants ; vision
donc véhiculée par le cinéma. Avec Gilson, le réel
se sent raffiné, tempétueux, informel, incohérent avec
ses contradictions et ses exigences.
C - More
Ces deux films qui semblent spontanés, filmés à chaud et
sous la pression des événements sont arrivés après
quelques années de réflexion, alors que More, création
d'un auteur sur un sujet classique (la drogue) et dans des lieux conventionnels
(IbizaS» pire que Saint-Tropez !) respire 68 avec encore plus de force, mais
à la manière dont Hollywood reflète la société
américaine, c'est à dire par le biais de codes déterminés
et d'une mise en scène qui impose son point de vue moralisateur. More
présente une image de la jeunesse, de son amoralisme aux aspects pas
toujours négatifs, de ses aspirations beat (traduisant une fois de plus
un désir de liberté), et aussi des diverses sortes de drogues,
de leurs usages et manières de les administrer ! Le film de Barbet Schroeder
donne une description des extrêmes sans référence aucune
à la normalité. Selon qu'il y a drogue, ou au contraire désintoxication,
More passe sans transition d'une vie "supra-normale" (nudisme, amour,
nature) à une existence infra-normale (prostitution, folie et mort) qui
sont les deux réalités d'un film que forment l'espace et le sens.
On n'y voit pas de symbolisme mais des sensations pures. L'inconscient, individuel,
(initiation quasi-magique à la drogue, relations Estelle - Stefan selon
le schéma mère - enfant, aliénation, autodestructionS»)
et collectif (soleil, mer, fatalité, extase et attrait vampiresqueS»)
imprègne toutes les images pour s'adresser, peut-être, à
l'inconscient de tous les spectateurs. Dans More, ils s'aiment nus au soleil,
se piquent à demi habillés dans les tonalités sombres d'une
chambre et l'on meurt frissonnant sous une épaisse veste au fond d'un
tunnel qui conduit à la mer et à l'aube.
Schroeder reprendra un peu dans La Vallée (1972) les propos de More en
les poussant à bout ; "jusqu'à un sens de l'absolu et du
mysticisme qui en fait un des rares films "orientaux" du cinéma
moderne occidental." (R. Prédal)
II - Cannes 1972 - 1973 et la floraison du jeune cinéma
A - 1972 et 1973 : deux années aux issues antithétiques
Deux scandales de la sélection cannoise allaient servir de révélateur
en 1972 et 1973. En 1972, la commission de sélection, pensant que le
cinéma français vaut par ses vedettes, construit la sélection
en fonction du "prix d'interprétation féminine" en retenant
Jeanne Moreau (Chère Louise, de Philippe Broca), Annie Girardot (Les
Feux de la chandeleur, de Serge Korber) et Marlène Jobert (Nous ne vieillirons
pas ensemble, de Maurice Pialat). Le film de Pialat s'est retrouvé "éclaboussé
par la nullité des deux autres". Le calcul des sélectionneurs
se retrouva ridicule, car la France remporta le prix d'interprétationS»
mais masculine, avec Jean Yanne pour Nous ne vieillirons pas ensemble, l'acteur
ne venant même pas recevoir le prix pour marquer son désaccord
avec son metteur en scène !
Fortement mise en cause pour avoir choisi deux réalisateurs purement
commerciaux, la commission change radicalement d'optique en 1973 et joue au
contraire la carte du culturel à tout prix, avec la Planète sauvage
(Laloux - Topor), La Maman et la putain (Jean Eustache) et La Grande Bouffe
(Marco Ferreri) auxquels ils faut ajouter hors compétition un film de
Truffaut : La Nuit américaine, Lo Païs (Gérard Guérin)S»
présents à la semaine internationale de la critique. Les cinéphiles
eurent du mal à y croire : après le fond du gouffre atteint l'année
précédente, la prolifération d'œuvres de qualité,
de genres et de générations multiples.
Il avait fallu tout ce temps pour dégager le sens de Mai, en digérer
les leçons, concevoir, réaliser et enfin présenter des
œuvres différentes, pour que le cinéma se mette à l'heure
de la société et parvienne à refléter non plus les
événements mais les mentalités. Les films présentés
au Festival cette année là n'incluaient plus les mêmes idées
ni la même esthétique. Les préoccupations avaient changé,
et Truffaut, montrant les problèmes des coulisses de la réalisation
cinématographique (le petit chat ne voulant pas laper son lait devant
les caméras) tombait mal entre La Grande Bouffe et Kashima Paradise (Yann
le Masson).
B - Les films du Festival de Cannes 1973
La Planète sauvage de Laloux et Topor se nomme Ygam où les hommes
sont devenus les animaux domestiques des géants paisibles au sang et
à la peau bleus, les Draags. La liberté totale dont a bénéficié
Topor pour créer les personnages et leur décor permet au film
de quitter le futurisme de la plupart des films de science-fiction en prise
de vues directes et avec acteurs pour atteindre une surprenante poésie
du bizarre peu commune au genre. La Planète sauvage prouvait en 73 que
l'animation n'est plus tout à fait étrangère en France.
Sa présentation à Cannes était donc importante, et les
critiques très vives qui furent adressées à la sélection
ne lui étaient pas destinées mais visaient la vulgarité
des deux autres longs métrages, avec une nuance toute particulière
de xénophobie adressée à Marco Ferreri, cet italien qui
salissait (de merde, selon la critique de l'époque) notre drapeau national.
Son film, La Grande Bouffe, était présenté à Cannes
car il avait été financé en majeure partie par des investissements
français. Il aurait évidemment pu ne pas être sélectionné
mais cela aurait été un tort car c'était, au dires du public
de l'époque, l'œuvre la plus forte de l'année.
Quant au film de Jean Eustache, La Maman et la putain, c'était le plus
neuf du festival, son intérêt se situant au-delà de toute
provocation (un titre, quelques gros mots et surtout sa longueur, son noir et
blanc, son intimisme et le flot verbal ininterrompu). Deux volubiles (Véronika
- Françoise Lebrun et Alexandre - Jean-Pierre Léaud) s'opposent
à deux femmes secrètes (Marie et Gilberte), un homme se trouvant
face à face avec trois femmes prises soit successivement soit toutes
à la fois. Dans La Maman et la putain, les rapports sexuels ne servent
à rien (c'est le sens du très long monologue presque final de
Véronika) et un homme - de chair et de sang - est à la recherche
d'autre chose. Dans le monde matérialiste des bourgeois fainéants
si souvent rencontrés dans les films de la Nouvelle Vague, Eustache lance
une interrogation sur l'amour, l'attachement et les sentiments bien plus que
sur le sexe. "À la fois très savoureux et très profond,
le dialogue se truffe de trivialités et sonne faux et théâtral
parce qu'il traduit un décalage pudique et non une expression au premier
degré." (F. Truffaut).
La Maman et la putain est un film sur le malaise qui conduit au désespoir,
et quand on sait qu'Eustache se suicidera dix années plus tard, on voit
tout ce que ce film comportait de part autobiographique.
À l'opposé de cette expression d'auteur, Kashima Paradise, filmé
par Yann le Masson sur une thèse de Benie Deswarte consacrée en
grande partie au Giri japonais, se voue tout entier à l'étude
d'un thème précis et se donne les images pour le faire. À
aucun moment le film n'exploite de façon brutale le contraste entre tradition
et capitalisme moderne mais place l'opposition thématique sur le détournement
de la première (tradition) au bénéfice du second (capitalisme
moderne) par une bourgeoisie dynamique. On assiste au remplacement d'une réalité
par une autre. "L'homme veut à la fois combattre passé et
présent, c'est à dire la réunion perverse de la culture
et des nécessités industrielles pour l'installation d'un nouvel
ordre capitaliste. Film complexe, à la fois clair et précis."
(J. Pivasset)
Une nouvelle génération était née, diverse (du cinéma
d'Eustache à celui de Simon) et nombreuse, car il y a aussi parmi les
œuvres du cinéma français de 1973 - 1974 : La Femme de Jean (Yannick
Bellon), La Virée superbe (Gérard Vergez), Le Voyage en grande
Tartarie (Jean-Charles Tacchella), Bel ordure (Jean Marbœuf), Le Pélican
(Gérard Blain), Salut voleurs (Frank Cassenti), Le Voyage d'Amélie
(Daniel Duval), Le Trio infernal (Francis Girod), Véronique ou l'été
de mes treize ans (Claudine Guilmain), Les Valseuses (Bertrand Blier)S»
Cet ensemble d'œuvres, toutes - à quelques rares exceptions près
- premiers ou seconds films, matérialise cette génération
soixante-dix qui constitue donc un mouvement notable, même si tous ces
auteurs ne sont pas à mettre sur le même plan et si beaucoup d'entre
eux ne tiendront pas les promesses de leurs débuts, surtout parce que
la fragilité du système financier ne leur permettra pas un seul
faux pas. Dix ans plus tard, le nombre de grands auteurs sortis de ce peloton
de tête nous paraîtra moins important que ceux qui restèrent
de la Nouvelle Vague vingt ans après. Il n'empêche qu'en tant que
mouvement bien situé dans le temps, la génération soixante-dix
a marqué l'évolution du cinéma français, mais une
grande partie de la critique ne l'a pas reconnue et ne lui a ni fait la publicité
ni prodigué les encouragements qui avaient marqué les premiers
pas de la Nouvelle Vague.
Bibliographie
COURTADE Francis, Les Malédictions du cinéma français
DOUIN Jean-Luc, La Nouvelle Vague 25 ans après
FORD Charles, Histoire du cinéma français contemporain
Cahiers du cinéma : Crise du cinéma N° 161/162 - janvier 1965
(CNC)