La montée dramatique dans

The Shining
- Stanley Kubrick -


 
Stanley Kubrick : (1928Ü2000) Il compte parmi les meilleurs jeunes cinéastes américains de la génération 1955. Formé par le documentaire, il en a gardé le goût du détail exact. Âpre, hardi, souvent brutal, il affirma ces qualités dans The Killing (l'Ultime Razzia) (1956), puis donna sa meilleure œuvre avec Paths of Glory (Les Sentiers de la gloire) (1957), film sur les soldats français "fusillés par erreur" pendant la guerre de 1914. En 1968, il tourne 2001, l'Odyssée de l'espace. Réalisateur de A Clockwork Orange (Orange Mécanique) (1971), premier film dit de "violence gratuite", il se complaît dans le genre psychologique brutal avec Shining en 1959.
 
Acteurs
Jack Nicholson : Jack Tawrence
Shelley Duvall : Shelley Tawrence
Danny Lloyd : Danny Tawrence
Scatman Crothers
Barry Nelson
Philip Stone
Joe Turkel
Anne Jackson
Année de production : 1959
 
L'HISTOIRE, d'après le roman de Stephen King.
Shining met en scène un couple (Jack Tawrence et Shelley Tawrence) - 30-40 ans - et leur enfant (Danny Tawrence) - ±10 ans. Le père a trouvé un emploi pour l'hiver : gardien de l'hôtel Overlook pendant lapériode de fermeture totale. Les lieux sont coupés de toute civilisation. À sa réception, Jack se fait expliquer par le directeur de l'hôtel que le site a été la scène d'un abominable crime perpétré durant l'hiver 1970-71. Le gardien a massacré sa femme et ses deux fillettes à la hache avant de placer le double canon de son fusil dans sa bouche.
Jack accepte. L'hiver arrive, la petite famille erre à travers les longs couloirs de l'hôtel. Shelley et Danny ne se rendent compte que trop tard que Jack a perdu la raison. Le dénouement de l'action tétanise le spectateurS¼
 
LA MONTÉE DRAMATIQUE
Elle se fait de manière subtile durant tout le film. Elle est d'une progression si lente que le spectateur est pris inconsciemment dans une escalade tragique. Les éléments qui seront en présence sont introduits au spectateur dès le début. Tout au long du film, le spectateur les a en tête, ne parvenant pas à les discerner, et les distinguera trop tard, lorsque le mécanisme infernal sera en marche.
 
Analyse des séquences
L'introduction se fait en plans d'ensemble ; une voiture progressant dans des virages en lacets, dans un paysage montagneux. L'œil de la caméra survole le paysage (lacs, arbresS¼) et la route. La musique est angoissante, déjà, mettant mal à l'aise. Elle se termine sur une vue en contre-plongée de l'hôtel Overlook. Il y a contraste entre le soleil qu'il y avait sur la route et les plans extérieurs sombres de l'hôtel.
Une page écran titre : "L'entrevue", entre Jack et le directeur de l'hôtel. Parallèlement, nous sommes introduits chez les Tawrence, où nous voyons Shelley et Danny. Danny a une particularité : il s'exprime parfois en faisant parler son doigt. Intriguant, mais pas assez encore. Nous revenons dans le bureau du directeur, qui explique à Jack le meurtre de l'hiver 70-71, celui-ci ne s'en inquiète pas. Deux éléments qui attirent déjà l'attention du spectateur. Cela constitue une première entrée dans la dramaturgie.
 
Ils sont à présent seuls dans l'hôtel. Danny, grâce à son don (un deuxième être qui s'exprime à travers sa bouche, une des caractéristiques du "shining) parvient à voir des scènes du passé, des actes qui se sont déroulées dans ces lieux ; en l'occurence, le meurtre d'il y a quelques années. Les chocs provoqués par la caméra subjective sont brutaux. Le spectateur s'aproprie les interdits fixés à Danny, pénétrer dans le chambre 436S¼ Les éléments de l'angoisse s'instaurent peu à peu ; nous sommes enfermés brutalement dans cet univers clos. À ce stade, on ne peut pas encore parler de suspense, ni d'angoisse, mais plutôt d'entassement, d'accumulation d'éléments malsains et repoussants. Dans Shining, contrairement à beaucoup de films, le spectateur ne s'attache pas à un personnage en particulier. Jusqu'aux 3/5 du film, il n'a pas de préférence, jusqu'au moment où la folie de Jack est flagrante.
Les panneaux de titre (du type "l'entrevue") (indications temporelles) se font de plus en plus rares, pour ensuite disparaître complètement. La notion de temps se trouve par là-même effacée. Un fois la folie de Jack révélée, le spectateur se rend compte de la situation infernale dans laquelle sont Shelley et Danny. Deux "clans" se constituent de façon presque manichéenne ; Jack "le persécuteur", frappé d'hallucinations graves (sont-ce vraiment des hallucinations ?) cherchant à anéantir sa femme et son fils. C'est en quelque sorte une partie de cache-cache mortel dans les impressionnants couloirs de l'hôtel. La prise de vue est telle, que Nicholson est présenté comme une bête en cage (l'hôtel en étant une aux barreaux dorés), hurlante et terrifiante. Une tête décomposée par la fatigue et la rage (ici les deux composantes essentielles de la folie) permet de faire atteindre à l'angoisse son paroxysme. La folie de Jack, lorsque le spectateur s'en aperçoit, ne semble pas encore meurtrière. Ses répliques laissent encore planer le doute quant à ses intentions. C'est seulement lorsqu'il est vu une hache à la main que le doute est dissipé, au profit d'une terreur qui va poursuivre le spectateur jusqu'à la fin. Nous voyons aussi dès cet instant le parallèle fait avec l'ancien gardien qui avait également massacré sa famille à la hache. Le spectateur sait (et ce dès le début du film) le sort réservé aux victimes de cette terrifiante folie.
C'est un cinéma de l'horrible qui s'offre à nous, sans pour autant tomber dans l'effusion de sang du film d'horreur. Les images sanglantes sont choisies et montrées avec soin, le réalisateur conscient de leur impact sur un public déjà choqué psychologiquement. Pour illustrer cela, pourquoi ne pas citer la scène du meurtre du cuisinier noir (Scatman Crothers), averti inconsciemment par Danny grâce au Shining (qui se transforme alors en "transmission de pensée"). Le cuisinier traverse l'Amérique, voyant cependant le drame se dérouler à l'hôtel et arrive sur les lieux. Cela fait renaître "un espoir" chez le spectateur, aussitôt détruit par Jack. Le brave cuisinier est tué d'un coup de hache dans le thorax. Acte effroyable qui fait renaître dramatiquement le suspense ; il faut bien se rendre à l'évidence, les potentielles victimes devront se libérer elles-mêmes.
Tout s'enchaîne ensuite. Jack est à deux doigts de commettre un autre crime - tuer sa femme et son fils. Danny part dans le labyrinthe enneigé, poursuivi par son père, une hache dans les mains. Jack le suit à la trace, par le biais des empreintes de pas dans la neige fraîche. C'est un moment d'interrogation pour le spectateur : le petit Danny va-t-il céder, s'écrouler dans la neige ? La caméra - mobile - suit les personnages, nous faisant ainsi rentrer dans le mouvement de la course. L'impression de Danny courant pour échapper à la mort nous envahit rapidement. Le dramatique se situe également dans le fait que Danny trahit sa présence inéluctablement par ses traces de pas. Il a alors l'idée d'envoyer son père sur une fausse route, en revenant sur ses traces et utilisant un habil stratagème. Le père aux pulsions meurtrières est omniprésent, par ses cris qui envahissent les longues allées du labyrinthe. Il est à la fois "loin" physiquement mais extrêmement présent psychologiquement chez Danny, donc chez le spectateur.
L'enfant sort du labyrinthe, et rejoint sa mère. L'ambiance terrible de la scène est accentuée par une neige battante, qui rend le milieu extérieur hostile. Ils s'échappent avec le chasse-neige laissé par le cuisinier. Leur fuite est considérée comme la soupape d'échappement de toute la tension que nous avons accumulée pendant le film. Les cris continus de Jack (mêlant les "Danny!" aux hurlements de rage) ne nous laissent pas encore croire à la fin du calvaire de la mère et son fils.
 
Tout le film repose donc sur des éléments introduits dès le début. Le spectateur les connaît. Il se passe le phénomène suivant : comment les personnages (ou de façon plus réaliste, la mise en scène) vont-ils (va-t-elle) concrétiser les événements passés dans le présent. Nous connaissons déjà dès le début la trame du film, sans pour autant y prêter une attention excessive.
The Shining a été conçu brillamment par Stanley Kubrick. Le talent réside en le fait que des éléments simples parviennent à échafauder une angoisse et un tragique saisissants. Le film déploie des facteurs psychologiques humains impressionnants. Notre connaissance des personnages en présence augmente en même temps que la folie de Jack. Un film aussi génial que terrible.